Le Droit naturel et les Droits de l’Homme, ou l’universalisme

 


1) « Droit naturel » : un concept ambigu mais historiquement nécessaire 

 

a) Ambiguïté de cette notion

L’expression de « droit naturel » est aussi ambiguë que peut l’être celle de « nature ». Celle-ci, en général, signifie soit 1° la nature extérieure, physique ou biologique, les choses telles quelles ; soit 2° la nature propre d’une chose, c’est-à-dire son principe, son essence, son caractère propre. Donc pareillement, il ne faut pas confondre le « droit naturel » au sens moderne, ensemble des principes et des valeurs conformes à la nature de l’homme, et d’autre part les « lois de la nature » extérieure, qu’elles soient physiques ou biologiques (sélection naturelle, etc.). Les principes du Droit naturel ne sont "naturels" que pour l'homme et pour sa "nature" propre.

Certes le concept de « droit naturel » existe depuis l’antiquité, où il est bien question d’une mystérieuse Loi naturelle, comme on peut le voir avec l’histoire d’Antigone. Et d’ailleurs Aristote y fait explicitement allusion : 

ARISTOTE, Rhétorique, 1373b - « Par loi j’entends d’une part la loi particulière, de l’autre la loi commune ; par loi particulière, celle qui, pour chaque peuple, a été définie relativement à lui ; et cette loi est tantôt non écrite, tantôt écrite ; par loi commune j’entends la loi naturelle. Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle, quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car c’était là un droit naturel : « Loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont personne ne connaît l’origine. » »  

Sauf qu’entre la conception antique d’Aristote et celle des auteurs modernes du 16è, 17è, ou 18è siècle, est intervenue la religion chrétienne qui a profondément modifié la conception de la nature humaine, et même en général de la « nature ». Une vision plus égalitaire de la « créature » humaine se substitue aux hiérarchies (censées être « justes » et « harmonieuses ») du monde antique. Par ailleurs l’être humain – créé par Dieu « à son image » - n’est plus considéré comme un être naturel au même titre que les autres. De ce fait, pour des auteurs chrétiens, le « droit naturel » qui s’applique à l’homme, ou plutôt qui provient de sa nature propre, ne relève pas tout à fait d’une unique et suprême Loi naturelle, comme le disait Cicéron, où il suffirait de « vivre en conformité avec la nature » pour être juste et vertueux. Il faut plutôt qu’il fasse droit à la nature également spirituelle de l’homme, à son âme immortelle, à sa liberté, à sa dignité toute spéciale. 

Pour finir nous rencontrons un autre embarras… Ces droits naturels, censés protéger la dignité humaine, pourquoi les rencontrons-nous si peu souvent dans les Etats, pourquoi sont-ils si bien cachés ? En effet ce qui pourrait nous amener à douter de leur existence, c’est qu’en fait on ne les observe nulle part : ce que l’on constate, au contraire, c’est l’extrême diversité des lois et des coutumes d’un pays à l’autre comme le signalait Montaigne dans le texte que nous avons lu en introduction. Et cependant Montaigne écrivait, on s’en souvient, « Je ne puis me contenter d’un jugement aussi flexible » et il en appelait à la philosophie. 

Là où Pascal, conscient de la corruption humaine et pétri de religion, ne semble plus faire confiance à aucune nature et s’en remet à la justice divine. Son constat est amer :

PASCAL Blaise (1623-1662), Pensées, éd. Brunschvicg, § 294 - « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. (…) Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. »

b) Utilité de cette notion

Quoi qu’il en soit, si les droits naturels sont si peu évidents et si peu appliqués, c’est qu’ils attendent peut-être d’être déclarés (comme « naturels ») par les hommes, comme ce sera le cas pour les fameux « Droits de l’homme et du citoyen ».

Cette notion de « droit naturel » conserve donc un triple intérêt. 

1° Elle permet de séparer le droit humain du droit religieux. En le nommant « naturel », on le préserve et on le distingue du « surnaturel ». 

2° Elle permet de séparer un ensemble de valeurs que l’on juge immuables et universelles, des lois écrites « positives » (appartenant à un pays donné à une époque donnée), extrêmement diverses et parfois contradictoires, voire injustes. Bref, le droit naturel est un idéal. Or si les lois réelles et positives ne sont pas idéales, ceux qui les conçoivent visent bien un idéal ou un « mieux possible ».

3° Enfin il vaut toujours mieux se référer à des principes rationnels philosophiques, universels, plutôt qu'à des coutumes plus ou moins brutales et archaïques, presque toujours inégalitaires (misogynie, par exemple).

Si l'on ne peut lui accorder un crédit absolu, au nom du fait que le droit (positif) peut bien se justifier par sa propre nécessité historique, au nom de l’« utilité sociale » par exemple (cf. Mill), sans forcément faire référence à des valeurs immuables, il n'en demeure pas moins que cette notion de Droit naturel a sa propre valeur, et justement lui aussi sa propre nécessité historique.

 

2) Développements

 

Le philosophe anglais John Locke (17è s.) a fourni l’une des versions les plus élaborées et les plus modernes de cette doctrine du droit naturel : il place l’individu au centre de sa réflexion et au cœur du droit naturel. Pour lui le droit naturel est la reconnaissance par l’Etat des droits personnels naturellement possédés par chacun, qui sont la vie, la liberté et la propriété. Locke est l’un des fondateurs du « libéralisme » politique et économique.

Le droit à la propriété se justifie en général par le fait que 1) moralement l’homme est propriétaire de lui-même (rapport à soi propre à la conscience, mais cela concerne aussi le corps), 2) il doit disposer en propre des biens nécessaires à sa survie, 3) d’autant plus si ces biens sont le produit de son travail.

La révolution américaine (Déclaration d’Indépendance de 1776 et Constitution de 1787) s’inspire directement de ces principes. 

Selon Thomas Jefferson (Président des USA entre 1801-1809 et principal rédacteur de la Déclaration d’Indépendance), tous les hommes sont créés égaux et par conséquent dotés de certains droits inaliénables (vie, liberté, propriété et recherche du bonheur). Le but d’un gouvernement est uniquement d’assurer ces droits. Il ne faut pas confondre les droits politiques (qui peuvent être garantis par la Constitution) et les droits naturels, qui ne peuvent être abolis (c'est ainsi que le IXe amendement à la Constitution des États-Unis stipule : « L'énumération de certains droits dans la Constitution ne pourra être interprétée comme déniant ou restreignant d'autres droits conservés par le peuple. »).

Au XXè siècle un philosophe comme Léo Strauss revendique et défend encore le concept de droit naturel.

Leo STRAUSS, Droit naturel et histoire, 1953 - « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens aujourd’hui considèrent que l’étalon en question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société ou notre “civilisation” tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d’après cette même opinion, toutes les sociétés policées ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute tranquillité une évolution vers l’état cannibale. S’il n’y a pas d’étalon plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à sa société. »

Bien entendu, sans les notions de "nature humaine" et de "droit naturel", jamais une "Déclaration des Droits de l'Homme" n'aurait vu le jour (puisqu’aussi bien l’on retrouvera ces expressions dans le texte)... 

 

3) La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789)

 

a) Contenu de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen

Comme on l'a dit, ce sont les principes mêmes qui s’attachent à la nature humaine, classiquement définie par la Raison, la Conscience, la Liberté. Les lois réelles doivent donc s’inspirer d’un idéal qui est la Raison et la Conscience morale. Ce sont ces principes mêmes que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen met en avant, en y ajoutant le droit naturel à la sécurité et à la propriété. Ceci est conforme aux exigences naturelles de l’homme en tant qu’être doué de raison, de conscience, d’imagination et de sensibilité. 

La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789) (extraits)

Préambule – « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, et au bonheur de tous. En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen.

Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Article II - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

Article XI - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme (…).

Article XVII - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé (…). »

 

b) La critique de Marx

Ce texte a été vivement critiqué par Karl Marx qui n’y voit que l’auto-justification d’un pouvoir bourgeois, essentiellement égoïste, et surtout une conception étriquée de la liberté, uniquement centrée sur la propriété.

Karl MARX, La Question juive, 1843 - « La liberté est donc le droit de faire et d’entreprendre tout ce qui ne nuit à aucun autre. La frontière à l’intérieur de laquelle chacun peut se mouvoir sans être nuisible à autrui est définie par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par le palis. Il s’agit de la liberté de l’homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même. (…) L’application pratique du droit à la liberté est le droit humain à la propriété privée. En quoi consiste le droit de l’homme à la propriété privée ? (…) Le droit de l’homme à la propriété privée est donc le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement (à son gré), sans se rapporter à d’autres hommes, indépendamment de la société, c’est le droit à l’égoïsme. Cette liberté individuelle-là, de même que son application, constituent le fondement de la société bourgeoise. A chaque homme elle fait trouver en l’autre homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. (…) La sûreté est le concept social suprême de la société bourgeoise, le concept de la police, selon lequel toute la société n’est là que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de sa propriété. Par le concept de sûreté la société bourgeoise ne s’élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté est au contraire la garantie de son égoïsme. Aucun des droits dits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est comme membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté. »

 

c) Le Droit n’est pas la Morale 

Même si la morale n'est évidemment pas étrangère au droit naturel, ni sans doute au droit positif, le droit ne doit pas se confondre avec la morale. Le "juste" serait confondu avec le "bien", et il s’y mêlerait potentiellement des aspects affectifs. Le droit serait alors trop idéaliste et exagérément punitif. La morale dicte ce qui est bien et ce qui est mal, elle n’a guère le sens du compromis ; tandis que la justice, au contraire, recherche sans cesse l’équilibre et la mesure. Ces deux notions sont différentes, en ceci que le bien moral concerne la personne tandis que la justice s’applique d’abord à la société.

Le principe du droit (qu'il soit naturel ou positif) est essentiellement objectif, et sa transmission est un fait de culture voire de civilisation, tandis que le principe de la morale reste subjectif, au sens où même si les principes moraux sont eux-mêmes rationnels et universels, leur application ne dépend que de la bonne volonté (Kant) et du sens du devoir des individus. 

Les principes universels des Droits de l’hommes, héritiers de la réflexion philosophique sur les droits naturels, ne sont pas exactement des principes moraux : par exemple il n’est pas écrit dans ce texte que nous devons « aimer » (respecter) notre prochain, qu’il faut être généreux, ou que la fidélité est un bien, etc.

En ce qui concerne le droit positif, tout ce qui est immoral n’est pas illégal : par exemple on peut considérer que fréquenter une prostituée, pour un homme marié, ce n’est pas très moral… mais cela ne tombe pas pour autant sous le coup de la loi (en tout cas pas davantage que si l’homme n’était pas marié). Voir aussi l’« affaire du lancer de nain » ! Et tout ce qui est moral n’est pas forcément légal… comme le fait d’abriter une famille de migrants « en situation irrégulière », ce qui est interdit mais pourrait être considéré comme moralement défendable si la famille se trouve réellement en danger.

Il y a bien cependant un rapport entre le droit et la morale : simplement au sens où le premier devoir moral, c’est de respecter la loi.

Mais ne soyons pas trop naïfs, ce n’est pas toujours par devoir moral que les citoyens obéissent à la loi, mais bien plus souvent par la crainte du châtiment. Tout ce que le droit demande, c’est qu’on agisse conformément à la loi (même en rechignant) ; tandis que la morale demande que l’on agisse par devoir, en approuvant personnellement la loi.

Dans sa République, Platon raconte la fable du berger Gygès qui découvre un jour un anneau magique permettant de devenir invisible. Grâce à cet anneau, Gygès est soudain libre de commettre tous les forfaits et injustices possibles et imaginables pour acquérir richesse et pouvoir : et c’est bien ce qu’il fait, alors même qu’il avait la réputation d’être juste ! Conclusion : aucune bonté « naturelle » ni aucune moralité ne tiendrait si nous avions la capacité de commettre l’injustice impunément. Conception pessimiste de l’homme, mais réaliste…

Montesquieu disait que les sujets obéissent par crainte dans une tyrannie, par le sentiment de l’honneur dans une monarchie, et enfin par vertu dans une république. La vertu n’étant rien d’autre ici que le « sens du devoir » (devoir de voter par exemple), on peut effectivement lui accorder une dimension morale.

A moins que l’intérêt commun bien senti, c’est-dire rationnellement compris, ne soit tout simplement la clef du principe subjectif (devenant objectif par là-même) de l’obéissance aux lois. C'est le concept de contractualité, que nous développons ailleurs.

dm