Matérialisme vs spiritualisme : qui a raison ?

 


La question que nous posons ici est d'ordre ontologique beaucoup plus qu’épistémologique : elle concerne la réalité même des choses, davantage que leur connaissance. Reste à savoir si précisément une perspective épistémologique n’est pas finalement requise pour sortir d’une confrontation qui risquer de se changer en aporie. Le matérialisme soutient que seule existe vraiment la matière, et que l'esprit n'est qu'une forme de matière élaborée, ou au pire un rêve et une illusion. Le spiritualisme au contraire soutient que seul l'esprit existe vraiment, et que la matière n'en est qu'une version dégradée, une faible copie, une sorte d'apparence. Les deux théories - dont nous nous contenterons d'examiner ici quelques exemples - sont également traditionnelles, même si le spiritualisme semble plus ancien, et davantage lié à la vision religieuse du Monde qui consiste à distinguer un Monde matériel, essentiellement voué à la corruption, et un arrière-monde Spirituel éternel et pur.


1) Le Matérialisme

 

Le matérialisme antique

Concernant le matérialisme, on peut citer le grec ancien Démocrite qui fit de la réalité un ensemble d’atomes et de vide, un tout purement matériel. L'épicurisme est la suite logique de cette doctrine. C'est sous l'effet des atomes et du vide que les choses s'accroissent ou se désagrègent : les mouvements des atomes forment les modifications des choses sensibles. Ces agglomérations et ces enchevêtrements d'atomes forment ainsi le devenir cosmique. Dans ce système, l’esprit, la pensée, n’est qu’un ensemble d’atomes particuliers (résultat d’une « déclinaison » particulière de certains atomes dans le vide). « Les atomes descendent bien en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison » (Lucrèce, De natura rerum, Chant II). Dans ce contexte, il est certain que l’esprit, comme « souffle divin » ou principe immatériel, n’est qu’un mythe.


Le matérialisme des Lumières

Au 18è siècle les encyclopédistes et philosophes Diderot, Helvétius et D’Holbach sont matérialistes : par exemple ils décrivent les passions de “l’âme”, pas du tout comme des phénomènes spirituels de l’âme (qui pour eux n’existe pas), mais comme des agitations intérieures du corps, des sortes de réflexes comme réponses mécaniques à des stimuli externes. Diderot de son côté insiste plutôt sur la sensibilité, qui serait en quelque sorte la chose la mieux partagée parmi les êtres naturels. Il n’en conteste pas moins l’existence de l’âme comme entité distincte. Car pour Diderot la matière ne saurait être réduite à l’étendue (cf. Descartes), elle comprend aussi la vie, le mouvement et le repos, la sensation, et même la pensée. 

Diderot, extrait de Le Rêve de d’Alembert. – « Voyez-vous cet œuf ? C'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu'est-ce que cet œuf? une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? par la chaleur. Qu'y produira la chaleur ? le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous et suivons-les de l'œil de moment en moment. D'abord c'est un point qui oscille, un filet qui s'étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d'ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c'est un animal. Cet animal se meut, s'agite, crie ; j'entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c'est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c'est là une machine, vous en êtes une autre. » 


Le matérialisme historique (Marx)

Au 19è siècle Karl Marx est dit “matérialiste”, dans un sens encore différent. Dans son analyse de la société et des idéologies, il décrit ces dernières non pas comme de véritables idées qui par leur puissance gouverneraient le monde (ce que pensait Hegel), mais comme des émanations illusoires de la seule réalité concrète agissante, à savoir l’économie et les forces sociales productives. Les idées et les idéologies, les consciences individuelles et collectives existent bien, mais elles sont le produit (reflet) des conditions matérielles d’existence. Selon Marx, le spiritualisme, dans toutes ses variantes, n’est qu’une idéologie qui tend à dissimuler l’influence réelle de l’organisation économique (en l’occurrence capitaliste) sur les mentalités, sur l’Etat, sur le Pouvoir, afin de justifier au nom de « grandes idées » l’exploitation du peuple et du prolétariat, en faisant passer ce système pour « libéral », « démocratique », conforme aux « Droits de l’homme », etc.… 

Reste que c’est bien la doctrine de Marx, le « matérialisme historique », qui a conduit aux pires crimes contre l’humanité durant le 20è siècle : des crimes non pas virtuels, mais bien réels, non pas contre une Idée, mais bien contre des populations entières (on estime entre 65 et 85 millions de personnes le nombre de victimes des régimes communistes – URSS, Chine… - durant tout le 20è siècle). Ce qui condamne le matérialisme en tant que tel, dans le cadre de cette doctrine, c’est le peu de cas qu’elle fait de l’individu en général, de sa liberté de conscience, de la conscience individuelle, au profit de la « conscience de classe », au profit des « masses », sa justification décomplexée de la violence (révolutionnaire) et sa haine vis-à-vis de tout ce qui revendique « l’esprit » en général.

 

2) Le spiritualisme

 

Les hérésies gnostiques

Côté spiritualisme maintenant, commençons par un exemple extrême, tiré du contexte religieux des premiers siècles de notre ère : les hérésies "gnostiques". Peu après l'avènement du christianisme se développèrent diverses sectes, des hérésies (gnostiques, cathares, manichéens…) qui entrèrent en rébellion contre l'Église romaine. Ils reprochaient à celle-ci et à sa doctrine son défaut de spiritualisme, le fait d'accorder trop d'importance au monde matériel, et donc de favoriser la corruption. Les gnostiques refusent notamment le dogme de l'incarnation et de la rédemption, car pour eux la chair synonyme de péché ne peut être sauvée et ne peut pas servir à sauver... Pour eux l'esprit, le divin, ne peut pas avoir créé la matière, c’est un autre dieu, un dieu mauvais qui a créé celle-ci pour propager le péché. Pour eux il y a bien deux mondes incompatibles et inégaux : celui de l'esprit (divin) et celui de la matière. 

Mais il est facile de voir que de telles positions peuvent servir de ferment à toutes sortes de radicalisme et d’extrémisme religieux - même si, en l’occurrence, ce furent plutôt les hérétiques qui furent persécutés à cette époque ; là où nos radicaux actuels (de vraies hérétiques, cependant, au regard de la religion) revendiquent clairement le terrorisme. Le spiritualiste gnostique, obsédé par la pureté, ne veut pas admettre que le monde social ne puisse être parfait (comme la Cité de Dieu) ; il veut le paradis sur terre, ou à défaut rêve de transformer ce monde en enfer : en bref il mélange tout. L’extrémiste religieux est non seulement un hérétique, mais en tant que terroriste il renoue sans s’en rendre compte (il a beau être spiritualiste, l’intelligence n’est pas son fort) avec le paganisme le plus éloigné qui soit de la Révélation, puisqu’il ravive systématiquement ce qui avait fait l’objet d’un interdit absolu, par ladite Révélation, à savoir précisément la pratique du sacrifice (humain).


L’immatérialisme de Berkeley (17è)

Autre exemple de spiritualisme, cette fois moderne, la doctrine de Berkeley (17è) ou l'immatérialisme : cette doctrine nie toute réalité matérielle pour affirmer l’existence exclusive des perceptions et des idées. Tout ce qu’on nomme ordinairement matière n’a pas d’existence en dehors du fait qu’elle est perçue, pensée ou connue par un esprit. En clair les choses n’existeraient pas s’il n’y avait personne pour se les représenter. Ultimement les choses sont pensées par l’Esprit divin, et c’est bien parce que notre esprit humain est l’émanation de l’esprit divin que nous percevons et pensons, globalement, les mêmes choses. C'est Dieu qui garantit que mes perceptions et mes idées coïncident avec celles des autres pour former un même monde. Berkeley critique par-là la thèse cartésienne d’une substance étendue, d’une réalité objective et matérielle derrière les perceptions sensibles. Pour lui il n’existe qu’une seule substance, spirituelle.

Cette théorie peut certes paraître étrange et excessive, elle est pourtant originale en ceci qu’elle centre l’esprit sur le sujet d’une part (le sujet humain, malgré Dieu en arrière-plan), et sur la perception, d’autre part, grâce à laquelle ce même sujet appréhende la réalité matérielle. Même si l’existence séparée de la matière est niée – ou plutôt déclarée incompréhensible, en dehors de l’esprit –, c’est bien l’activité de l’esprit comme relation globalement « perceptive » avec le monde matériel qui est privilégiée par cette philosophie, somme toute « moderne » (elle préfigure le scepticisme métaphysique kantien à l’égard de toute connaissance des « choses en soi », limitant la connaissance aux objets dont nous pouvons faire l’expérience).

Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710) – « Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l'imagination n'existent hors de l'esprit, c'est que tout le monde accordera. Et il semble non moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur le sens, de quelque manière qu'elles soient mélangées ou combinées ensemble (c'est-à-dire quels que soient les objets qu'elles composent) ne peuvent pas exister autrement que dans l'esprit de quelqu'un qui les perçoit. Je pense qu'une connaissance intuitive de cela peut être obtenue par quiconque prête attention à ce qu'on entend par le mot exister quand il s'applique aux choses sensibles. La table sur laquelle j'écris, je dis qu'elle existe : c'est-à-dire je la vois, je la sens ; et si j'étais hors de mon cabinet je dirais qu'elle existe, entendant par-là que si j'étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre intelligence la perçoit effectivement. Il y avait une odeur, c'est-à-dire : elle était sentie ; il y avait un son : c'est-à-dire, il était entendu ; une couleur ou une figure : elle était perçue par la vue ou le toucher. C'est tout ce que je peux comprendre par ces expressions et autres semblables. Car, quant à ce qu'on dit de l'existence absolue des choses non pensantes, sans aucune relation avec le fait qu'elles sont perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur esse [= "être" en latin] est percipi [= "être perçu"], et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en dehors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent. »


Conclusion

Sans qu'il soit besoin de poursuivre, l’on voit bien le paradoxe de ces deux thèses opposées, spiritualisme et matérialisme : étant donné qu'elles rejettent ou qu'elles méprisent un aspect de la réalité, elles peuvent paraitre tout d’abord dogmatiques, mais surtout elles peinent à nous faire comprendre les relations effectives de l’esprit et de la matière. Si l’esprit possède une existence en soi aussi pure (spiritualisme), pourquoi la matière existe-t-elle ? La thèse gnostique d’un « mauvais démiurge » ne nous convainc décidément pas… Si la matière seule existe (matérialisme), pourquoi cette tendance des « atomes » à se complexifier, à s’alléger, à se « spiritualiser » ?

 Peut-on sortir du conflit matérialisme/spiritualisme en postulant l’existence d’une seule et unique substance, d’une seule réalité, dont l’esprit et la matière seraient simplement les deux versants complémentaires ? C’est la doctrine de Spinoza, monisme d’un 3è genre appelée « panthéisme » : elle affirme principalement que « Dieu est la nature », substance unique pourvue de deux attributs, « la pensée » et « l’étendue », d’où elle conclut à propos de l’homme que « l'âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue » (Spinoza, Ethique, IIIe partie, Proposition II). 

Mais le concept spinoziste de « nature », hérité des philosophies de la renaissance, s’avère dépassé. D’une part il ne satisfait ni aux exigences de la religion (c’est même une hérésie !), ni aux réquisits de la science moderne telle qu’elle s’est développée depuis le 17è siècle. 

La bonne question, celle qui pourrait faire admettre l’« égale » existence de la matière et de l’esprit, doit être d’ordre épistémologique, et non métaphysique. En effet, l'une des manières dont l'esprit peut s'intéresser à la matière, c'est d’abord de chercher à la connaître… Cela signifie-t-il qu’un dualisme, celui qui poserait la « bonne » relation de l’esprit et de la matière, serait inévitable, tandis que le monisme serait finalement intenable ? A suivre…

dm