Introduction
La société est le milieu de vie de l'être humain. On hésite à dire : "naturel", pour plusieurs raisons. D'abord il ne faudrait pas confondre "communauté" et "société" : la seconde suppose une organisation avec des règles, voire des institutions, une culture et un système d'échanges économiques complexes. Tandis qu'une communauté se dit de n'importe quelle sorte de regroupement humain : ce qui la caractérise, ce n'est pas d'abord l'organisation, mais le partage d'un vécu faisant naître un sentiment de solidarité. La vie en communauté est un simple fait d'appartenance ; la vie sociale, elle, est déjà une association volontaire et active.
La société est la première condition du développement de l'humanité : l'homme, considéré comme espèce, et non comme individu biologique, est bien un être social. Mais une question se pose : la société doit-elle être considérée comme la finalité de l'homme, au point que l'individu devrait tout lui sacrifier, ou bien la société n'est-elle qu'un moyen pour assurer dans les meilleures conditions le bonheur individuel ? Dans toute société (mais surtout dans la contemporaine) il semble qu’il existe une tension permanente, une dualité entre l’individualité et la collectivité.
Un double constat s'impose. D’une part, si l'homme a besoin de la société, l'individu en tant que tel rêve secrètement de s'affranchir des contraintes collectives. D'autre part, il est banal de dire que "la société va mal" ou de parler des "conflits sociaux" dont l'existence semble immémoriale : il n'est tout simplement pas évident de vivre en société ! Se pose alors la question de la "sociabilité" proprement dite, que l'on peut définir comme la capacité plus ou moins naturelle de l'homme à vivre et à s'organiser socialement. 1) Nous verrons d'abord quelle conception philosophique justifie cette proposition : l'homme est un être naturellement sociable. 2) Nous verrons ensuite la part de convention – l'aspect non naturel – qui préside à l'élaboration d'une société. 3) Enfin il faudra effectivement parler d'"insociable sociabilité" selon l’expression de Kant pour rendre compte de cette contradiction qui fait que l'homme aime et n'aime pas vivre en société, veut obéir et veut se révolter, recherche la protection sociale et dans le même temps rêve d’autonomie.
I. Sociabilité et Nature
1) La nature sociable de l'homme selon Aristote
Si l'homme fait partie de la Nature, il faut bien que d'une certaine manière, la société humaine soit un fait de nature. Mais à condition que l'on regarde la Nature elle-même comme un agencement constant de moyens en vue de fins. Dans une interprétation finaliste de la Nature, où chaque chose concoure à une fin de la nature elle-même, il devrait y avoir une explication naturelle de l’existence des sociétés humaines. Dans l’Antiquité, Aristote partait du principe que la société humaine est aussi naturelle que la société animale.
Aristote : "Il est manifeste, (…), que l'homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : "sans lignage, sans loi, sans foyer". Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire." (La Politique)
Le lien entre les hommes est d’abord celui que tissent les besoins et c’est en fonction de la complexification des besoins, que se comprend l’édification de la Cité. Ce sont les besoins qui, primitivement, lient les hommes entre eux. Il existe une sociabilité naturelle qui remonte à la communauté de la famille primitive : Aristote ne distingue pas fondamentalement communauté et société, puisque la seconde est aussi naturelle que la première. La première communauté familiale est celle qui est fondée sur la satisfaction des besoins quotidiens. « La communauté constituée par la nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour est la famille » (Aristote).
Puis, afin de pourvoir satisfaire aux besoins qui ne sont plus quotidiens, les familles doivent s’unir et c’est ainsi que se structure le village. Les villageois sont ceux qui s’entraident pour la satisfaction de besoins que chacun ne pourrait pas satisfaire à lui seul. A partir de là, le travail se différencie.
Quand plusieurs villages s’assemblent naît alors la Cité, dont la vocation première, selon Aristote, est l’autarcie, l’indépendance économique. La Cité vient achever le processus de socialisation. La Cité n’est pas seulement là pour permettre à chacun de vivre, elle existe pour permettre de bien vivre. Le nom moderne que nous avons adopté pour cette structure est l'Etat.
De la famille à la Cité, en passant par le village, il y a une continuité naturelle, en sorte que la société paraît avoir été voulue par la Nature, en vertu de la finalité naturelle. De même que la Nature a fait l’œil pour réaliser la fonction de la vue, elle a fait la Cité pour réaliser la fonction de la communauté, pour la porter à sa perfection propre. « C’est pourquoi toute cité est un fait de nature » (Aristote). Si la sociabilité de l’homme participe de la Nature, elle participe aussi de sa finalité, elle a été voulue par la Nature comme « à la fois une fin et un bien par excellence » (idem).
Dans cette philosophie, le tout précède la partie. La Nature, comme intelligence créatrice et organisatrice est la totalité qui précède l'existence des parties. De même, dans la totalité politique, la structure du tout est antérieure aux individus. La Cité est « antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement. Le tout, en effet est nécessairement antérieur à la partie, puisque le corps entier une fois détruit, il n’y aura ni pied ni main, sinon par simple homonymie et au sens où l’on parle d’une main de pierre : une main de ce genre sera une main morte » (Aristote). Si donc le tout est antérieur à la partie et lui donne son sens, l’individu comme partie de la société, ne peut se définir sans sa relation avec elle, et l’individualisme est dans son principe une erreur. Il n’y a d’individu qu’au sein d’une société de même qu’il n’y a d’organe qu’au sein d’un corps. La société est un corps social dans lequel chacun trouve sa place et dans lequel la vie nourrit chaque individu. Parce qu’il ne peut pas se suffire à lui-même, l'individu n’a sa place qu’en tant que membre organique de la Cité. Un homme qui serait auto-suffisant dit Aristote, serait soit une brute, un animal revenu à la nature, ou bien un dieu qui par nature est parfait et ne dépend de rien. Ce qui caractérise la condition humaine, c’est la dépendance d’une multitude de besoins, et il est naturel que les hommes vivent unis dans un tout social, qui est lui-même un tout qui fait partie de la grande totalité de la Nature.
2) L'individu au service de la société selon Auguste Comte
Cette idée que le Tout est supérieur à la partie se retrouve dans la conception, cette fois-ci religieuse, du Grand Être d’Auguste Comte. Dans sa vision de la religion de l'humanité, il soutient que vouloir penser l’individu indépendamment de la Société est une absurdité. La Société n’est pas décomposable. Elle existe avant la naissance de chaque individu et existera encore après sa mort. Comte ajoute à la conception d’Aristote les notions d’Histoire et de Tradition. La Société est le corps mystique (= l'union sacrée) de l'humanité, dont chaque homme est une simple cellule. Nous ne pouvons pas fragmenter ce qui est indissociable. En tant qu'individu, je dois tout ce que je suis à la Société. J'ai reçu de la société ma langue, ma culture, mon savoir, mes usages, mes pensées, mes espoirs, mon avenir, mon éducation ma culture. L'individu, pensé à part, cela n'existe pas. L'individualisme est une aberration, car il pense l'existence de manière fragmentaire, alors qu'elle est toujours prise dans un tout qui la dépasse. Cette dépendance de l’individu à la société justifie le fait que nous « naissons chargé d’obligations de toute espèce, envers nos prédécesseurs, nos successeurs, et nos contemporains ». Comte en déduit qu’il n’y a pas de « droit » de l’individu, contrairement à ce que nous pensons, il n’y a que des « devoirs » envers la Société.
Malgré son aspect religieux, le positivisme rend possible la naissance de la sociologie qui se développe avec E. Durkheim. Pour ce dernier la Société n'est plus une sorte de "Grand Etre" mystique mais une "chose" (on parle de réification) que l'on peut étudier, manipuler, etc. Le social devient une réalité en soi, ce qui entraîne de nouvelles doctrines politiques – les socialismes – qui défendent moins les individus, a priori, que la collectivité (ce que lui reprochera à son tour le "libéralisme", ou dans un autre style l'anarchisme).
3) Ces conceptions « traditionnelles » de la société posent problème
Ces conceptions traditionnelles - naturalistes ou religieuses - de la société posent problème. On a dit que chez l’animal, le Tout importe davantage que la partie, l’espèce compte plus que l’individu. S’il en était de même chez l’homme, alors, peut-on se demander, comment pourrait-on faire la différence entre une société animale et une société humaine ? Que « L’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal », comme le dit Aristote, veut-il dire qu’il l’est de la même manière ? Y a-t-il une différence de nature ou de degré entre les sociétés animales et les sociétés humaines ?
Même s'il abonde vers la seconde solution, Aristote fournit une réponse très importante : la sociabilité humaine est liée au langage. (Suite de la citation de tout à l'heure :) « La nature en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme, seul de tous les animaux possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres) ; le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste ». La communauté humaine est naturelle de fait, mais elle est fondée sur le langage. Or le langage, c’est justement la possibilité d’un artifice, le langage rend possible une entente fondée sur le consensus et la convention. De là à dire que la société humaine est conventionnelle il n’y a qu’un pas.
II. Sociabilité et convention
1) Le contrat social implicite
Or, c’est exactement le parti que prennent les auteurs du XVIIIème siècle, en disant que la sociabilité chez l’homme n’est pas naturelle, mais résulte seulement d’une convention. C’est le point commun de Locke, Hobbes et Rousseau, d’admettre que le passage de l’état de nature à l’état social suppose une convention implicite passée entre les hommes. Là où ils diffèrent, c’est seulement dans la manière d’interpréter le contrat social. L’homme vit en société seulement parce qu’il en tire des avantages, non pas parce qu’il y est naturellement porté. C’est sous la dictée de considérations utilitaires que les hommes ont accepté de vivre en société. Ils y trouvaient en effet, la garantie de la sécurité pour leurs biens et de leur personne. Nous admettons assez aisément, que vivre en société, implique d'accepter des règles. Cela fait partie du jeu social. Si nous ne sommes pas spécialement portés à un élan d'altruisme et de générosité vers les autres, du moins pouvons-nous reconnaître que c'est dans notre intérêt à tous que les règles sociales soient correctement respectées.
Ainsi, logiquement (pas de fait), toute société remonte à une convention par laquelle elle a été instaurée. Ce n’est pas tant une initiative historique (on serait bien en peine de dire quand et où les hommes décidèrent de former société). Mais c'est une nécessité logique. Un implicite qu'il convient de rappeler quand on l'a oublié et que la rupture menace. Il y a un saut entre la Nature et sa temporalité biologique (l'évolution) et l’Histoire et sa temporalité historique. A l'origine de toute société humaine, il y a donc un contrat social implicite.
2) De l'état de nature à l'institution de la propriété (Rousseau)
Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, J.J. Rousseau imagine un homme qui ne serait pas encore sociabilisé, l’homme naturel. Contrairement à ce qu’Aristote admet, la sociabilité n’a pas été présente à l’origine, l’homme naturel est un animal plutôt solitaire et indépendant. Une sorte d’ours, peu porté à faire société avec ses semblables. Il aurait pu demeurer isolé si les conditions de la vie avaient été faciles et la Nature prodigue. Ce sont les accidents naturels qui précipitent la formation des premières sociétés. C’est dans une nature devenue hostile, que les hommes se regrouperont en communautés primitives. De là les premières passions et la formation d’une sociabilité tout affective. Qui est la première forme de la sociabilité, celle du cœur, avant celle du droit. A ce temps des premières familles, "'enfance heureuse de l'humanité", succède la formation des tribus itinérantes. Des nations sont implicitement constituées et l’humanité adulte est déjà mûre pour la formation de l’Etat. Mais la naissance de la société n’apparaîtra réellement sous des formes tangibles qu’avec la propriété de la terre, l’agriculture, le travail. Le premier qui planta des poteaux pour fixer un enclot, un terrain cultivable, fut le vrai fondateur de la société explique Rousseau. La propriété, en effet, est bien plus que la possession physique. C'est tout un monde qui les sépare, comme la culture se distingue de la nature. La propriété n’a de sens que dans une reconnaissance commune du droit. Il faut que les hommes conviennent que tel champ appartient à A, B, ou C. Cette convention présuppose aussi, ce qui est très important, qu’ils possèdent un langage commun. A partir de la reconnaissance en droit de la propriété, se met en place un pouvoir politique, la fixation des frontières etc. La propriété légitimée donne un statut de droit à l’égoïsme naissant de l’homme, elle donne aussi carrière à l’égocentrisme collectif (nationalisme).
3) L'Etat et le contrat social explicite
Mais ce qui est accentué par Rousseau, c’est qu’en même temps, avec la propriété est apparue la guerre. L’homme découvre désormais une forme de violence liée à la structure sociale, violence qui n’existait pas dans l’état de nature. Précipité dans l’Histoire, il n’a plus d’autre possibilité que d’en régler le cours en instaurant un Etat où la concorde pourra être rétablie sous de nouvelles bases. La sociabilité passera alors par le respect d’un contrat social explicite entre les hommes. Le respect qu'il faudra sans cesse rappeler en rappelant les clauses du contrat social. L’éducation civique est une nécessité. Elle se fait fort de rappeler le contrat social qui unit les citoyens dans une totalité qu’est l’Etat. Le lien entre les individus est de part en part contractuel : si vous voulez des acquis sociaux, une protection sociale, une paix sociale, la prospérité, une éducation correcte, un avenir pour vos enfants etc., respectez le contrat social qui fait de vous des citoyens. Dans la mesure où tout Etat est seulement un état de droit et non de fait, dans la mesure où l’existence de l’Etat n’a rien de naturel, la relation des citoyens entre eux est aussi une relation de droit et n’est pas naturelle non plus. Elle est fondée sur cette convention qui lie les citoyens dans un Etat.
Dans l’Éthique de Nicomaque, Aristote remarquait que si les hommes vivaient dans la concorde, s‘ils pratiquaient l’amitié, ils n’auraient pas besoin de justice… C’est quand la société humaine est devenue conflictuelle que le droit du citoyen prend le pas sur les sentiments d’affection. La relation contractuelle est alors la seule possible. Cela explique le caractère paradoxal de la thèse de Rousseau. L’avènement de la société, c’est l'avènement de l’homme, des potentialités immenses de l’humain, mais c’est en même temps, d’une certaine manière, c'est aussi une rupture qui a tout l’allure d’une catastrophe et d’une chute, car elle précipite aussi les maux de la civilisation qui accompagnent la socialisation. L’homme social sera un homme dénaturé, mais il aura découvert en lui le pouvoir proprement humain de sa liberté. Il entrera dans la sphère de la Culture, en perdant contact avec la Nature et avec sa propre nature.
III. L’insociable sociabilité
Nous en sommes là. Nous vivons dans une société fondée sur la convention, nous ne pouvons pas nous tourner en arrière et regretter un temps qui n’a peut-être jamais existé. Ce qu'il importe, c’est d’élucider la relation étrange que l’homme noue avec la société.
1) Société animale et société humaine : collectivisme et individualisme
L’homme n’a pas « inventé » la société, elle existe déjà dans la Nature. Les fourmis, les termites, les abeilles vivent aussi en société, selon des lois qui certes ne sont pas conventionnelles mais immanentes à la nature (à leur propre survie et adaptation au milieu). L’homme n’a pas instauré non plus une « inégalité » qui n’existerait pas dans la nature. Les sociétés animales sont très hiérarchisées, régies surtout par des rapports de force et elles ne sont jamais égalitaires. Il est important de ne pas aller faire de projections naïves sur la nature : il n'existe pas d'égalité dans la Nature. L'égalité est plus un droit qu'un fait.
Dans bien des cas, les sociétés animales sont mêmes totalitaires, au sens où un individu devenu inutile est tout simplement supprimé. Une fois que la reine est fécondée, les mâles ne servent plus à rien. Dans la société animale, l’intérêt du tout prévaut de très loin sur l’intérêt de l’individu, tandis que dans nos sociétés humaines, il y a une tension entre individualisme et collectivisme. Nous percevons comme héroïque le sacrifice d’un individu pour la société, au lieu d’y voir un comportement naturel, comme cela peut l’être chez l’animal. Chez l’homme moderne, l’individualisme prévaut. L'animal n'a pas notre sens de l'ego. La conscience collective organisée sur l'individualisme, est seulement une conscience d’appartenances communes. Une société humaine est cimentée par une culture tandis que la société animale et régie par l'instinct. La société est donc indissociable de la structure d’une certaine conscience collective dans laquelle l’individu est formé, même si par ailleurs il a tôt fait de réclamer contre elle sa conscience individuelle.
2) L'insociable sociabilité selon Kant
Dans L’Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique (1784), Kant qualifie d’insociable sociabilité cette nature conflictuelle de l’homme dans sa relation à la société. Comme lorsqu’il analyse l’amitié, Kant se sert d’une métaphore empruntée à la physique de Newton : un équilibre entre attraction (affection) et répulsion (respect). L’univers se meut dans un équilibre entre force d’attraction et de répulsion. Les hommes d’un côté sont attirés les uns pas les autres, et ils portent en eux une sociabilité, un penchant à entrer en société. « L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est à dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles ». C’est au milieu des autres hommes que son humanité se forme et s’épanouit. La sociabilité n’est pas seulement un penchant à l’altruisme, mais une exigence du développement de la culture. Le développement des potentialités humaines suppose que l’homme reçoive une éducation. Un homme éduqué a été poli par son éducation qui l’a rendu civilisé ce qui doit vouloir dire sociable au sens le plus raffiné.
Mais l’homme porte aussi en lui une tendance inverse, un penchant à se séparer, « il trouve en même temps en lui-même l’insociabilité qui fait qu’il veut tout régler à sa guise et il s’attend surtout à provoquer une opposition des autres ». La tendance à l’insociabilité est par contre inscrite dans l’égoïsme, car on ne s’oppose aux autres, que parce que l’on considère seulement ses intérêts propres avant les intérêts de tous. L'homme en société, voit dans les autres hommes une limite à son pouvoir, une gêne, une entrave. Les passions des hommes le placent dans une contradiction : d’un côté ils cherchent une reconnaissance vis-à-vis des autres, une considération ; et d’un autre côté, les passions referment chaque individu sur ses intérêts propres.
Par cette contradiction, la nature a incité l'homme à sortir de son inertie. Kant loue la Nature d’avoir doté l’homme d’un caractère insociable qui l’oblige constamment à sortir de la paresse, à répondre au défi que constitue en permanence son insociabilité. L’insociabilité a en effet cette vertu qu’elle précipite le changement. Il y a des révoltes sociales, des soulèvement populaires qui sont un signe de santé, car elles manifestent le besoin de mettre bas une corruption, de dénoncer une injustice et de préparer une société nouvelle. Si l’homme n’était qu’un gentil mouton, il n’aurait pas ce nerf de la révolte quand la situation l’exige.
D’un autre côté, l’insociabilité est aussi violence et la violence détruit souvent ce que le temps a laborieusement construit ; la violence peut détruire l’homme et ses œuvres et il ne saurait donc être question de parler en ce sens d’une positivité de la violence. Il y a pourtant selon Kant, un usage de l’insociabilité qui contribue au progrès de l’humanité dans l’Histoire. C’est même peut-être le signe que le vrai moteur de l’Histoire n’est rien d’autre que la Nature elle-même poussant l’homme à réellement évoluer, lui interdisant la stagnation.
Cette contradiction est le signe de l’Humanité. Elle place l’Homme en face d’un choix, donc elle prouve sa liberté et sa responsabilité. Cette liberté s’affirme de façon encore paradoxale lorsque l’Homme se donne à lui-même ses propres règles : cela s’appelle la morale. Lorsqu’il le fait dans l’intérêt de la société tout entière, cela s’appelle le Droit ; et cela culmine avec l’institution de l’Etat qui permet d’exercer le Droit.
Conclusion
D’où la rivalité idéologique qui oppose l’individualisme et le collectivisme, dans un contexte où s’agit d’établir des règles de droit et encore plus des constitutions, des États. A moins de cautionner l’anarchisme (doctrine qui entend se passer des États), c’est bien par le débat politique que cette contradiction peut être traitée, sinon solutionnée. La problématique de l’État (les différentes conceptions de celui-ci) s’ajoute à celle de la société puisque l’État ne se confond pas avec la société, il n’est que l'instrument juridique et politique de l'ordre (et parfois du désordre…) social.
dm
