Éthique de la (non-)violence

 


1) Les justifications de la violence

a) La légitime défense. Il est une première forme de “légitime violence”, c’est celle que justifie précisément le principe de légitime défense. Il s’agit toujours de défendre l’intérêt et la dignité de la Personne, étant donné que refuser le recours à la violence revient parfois à accepter le triomphe du crime ou le maintien de l’injustice. De même, selon Kant, ne pas porter secours à sa propre personne (maxime stricte de la légitime défense) est moralement interdit. La difficulté de ces problèmes tient à leur double nature, à la fois juridique et morale, et aux conditions mal définies dans lesquelles la morale se doit souvent de pallier les insuffisances ou l’inexistence du droit. 

b) La violence légale. Est-il juste de parler de “violence légale” là où l’on fait simplement régner l’ordre et où l’on fait nécessairement respecter la loi par la force ? N’avons-nous pas soigneusement distingué force et violence ? De toute façon, comme l’a fait remarquer Hobbes, le droit (fût-il un peu violent, voire beaucoup — mais il l’est surtout du point de vue de ceux qui l’enfreignent) doit primer sur la violence brute, anarchique, incontrôlable. Par ailleurs selon Hegel, dans la juste application de la loi, fût-elle répressive ou punitive à l’endroit d’un sujet, celui-ci ne doit considérer que l’hommage en quelque sorte rendu à sa raison, puisqu’il est ainsi reconnu “digne” de recevoir (et de comprendre) le châtiment... Version légale de la célèbre formule : “qui aime bien châtie bien” !

c) La guerre. C’est bien aussi la “reconnaissance” d’un pays ou d’une Nation qui est souvent l’enjeu des guerres. Sommes-nous dans ce cas à l’intérieur ou au contraire en dehors de tout cadre légal ? Question difficile puisqu’il s’agit précisément d’imposer sa loi à l’adversaire, la guerre consistant en l’affrontement de deux lois ennemies. Doit-on laisser le dernier mot à la force, afin qu’une des deux lois l’emporte, ou doit-on soumettre ce conflit de lois (et bien sûr d’intérêts) à une autorité, à une instance, à une Loi supérieure (rôle qu’entend jouer l’O.N.U. par exemple dans les conflits internationaux) — ce qui implique négociations, concessions, etc. La meilleure solution est toujours la solution la plus raisonnable. Mais le débat d’idées actuel porte précisément sur la nature de cette rationalité, dont on ne sait pas trop s’il faut plutôt la porter sur la valeur en soi du dialogue et de la discussion (fût-ce avec un dictateur), ou au contraire s’il faut préserver des idéaux ou des principes « universels » dont le non-respect devrait nous mobiliser instantanément et inconditionnellement, au risque de confondre la morale avec la politique, ou même la morale avec le droit. La solution se trouve probablement dans une “éthique du dialogue”, qui tienne compte à la fois de la valeur propre de la discussion (ne serait-ce que parce qu’on ne peut pas tuer et parler en même temps) et des moyens matériels de pression, armés mais aussi économiques, pour faire cesser les conflits.

d) Violence et vérité. Les violences partisanes ont toujours existé, et avant même que vienne l’heure des Révolutions, le premier “parti” à justifier l’usage de la violence en se le réservant absolument — la certitude d’être dans la Vrai ! — fut sans nul doute l’Église. Ce que confirme cette période Saint Augustin : « il y a une persécution injuste, qui est celle que les méchants font à l’Église de Jésus-Christ, il y a une persécution juste qui est celle que l’église de Jésus-Christ fait aux méchants. (...) L’Église ne persécute que par amour, et pour faire du bien ; les impies au contraire persécutent par haine, et pour faire du mal ; celle-ci pour corriger, ceux-là pour pervertir ; celle-ci pour retirer de l’erreur, ceux-là pour y jeter. Enfin l’Église persécute ses ennemis, et ne cesse point de les poursuivre qu’elle ne les ait atteints et défaits, c’est-à-dire, qu’elle ne leur ait fait mettre bas les armes du mensonge, et qu’elle ne les ait établis dans la vérité. »

e) La violence révolutionnaire. Tel l’homme d’Église au temps du Moyen-âge, le révolutionnaire agit dans la certitude de son droit — d’user de la violence, fût-ce pour renverser le droit existant. Le problème que pose toute révolution est bien celui du “passage à l’acte”. Passage que refusait de concevoir Kant : « Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle (...) En voici la raison : c’est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n’a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. » » — Par définition, le révolutionnaire est celui qui passe outre, qui sait que la violence est nécessaire pour instaurer un droit meilleur, et finalement pour abolir toute violence. Telle est la position de Marx : « Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s’unir en une classe ; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit violemment les anciens rapports de production — c’est alors qu’il abolit en même temps que ce système de production les conditions d’existence de l’antagonisme des classes : c’est alors qu’il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe. » Ici, Marx se montre très utopique en envisageant une “dernière violence” qui abolirait tout rapport de violence. De fait, les espoirs d’une fin de la violence corrélative de la fin des divisions du social ont été déçus. Les réalisations connues du socialisme semblent s’être enlisées dans la phase préliminaire de la dictature du prolétariat, avoir vu la reconstitution de classes dominantes bureaucratiques issues des cadres du parti unique. Faut-il en conclure que ce qui naît dans la violence ne peut engendrer que la violence ? En tout cas, concernant le phénomène révolutionnaire, il semble que la violence qui l’engendre nécessairement représente une force finalement incontrôlable, comme incapable de se réfréner elle-même, et emportant toute saine volonté de réforme dans la voie de l’excès sclérosant (stalinisme). — A l’extrême, nous trouvons les révolutionnaires convaincus par avance du caractère inévitable et durable de la violence révolutionnaire ; position qui culmine dans les diverses formes de nihilisme, voire de terrorisme.

f) La gestion sociale de la violence. Il reste que la violence n’est pas seulement l’idéal ou inversement le cauchemar des idéologues, elle est aussi un constat, une réalité qu’il convient de “gérer” puisqu’on ne peut la supprimer. Hors de toute référence politico-révolutionnaire, jetant même souvent un voile pudique sur les conflits sociaux existants, les Etats cherchent généralement à endiguer ou plutôt à réguler la violence (considérée comme pure agressivité) en mettant en place des systèmes de décharges inoffensifs tels que le sport, les grands spectacles et tous les défoulements collectifs envisageables. Or, le paradoxe est que ces techniques de régulation sont elles-mêmes porteuses de violence puisqu’elles s’accompagnent d’une surveillance et d’un quadrillage accrus de la vie sociale, créant ainsi le “stress” qu’elles sont censées combattre. Aussi, la “gestion sociale de la violence” se change-t-elle finalement en “entretien social de la violence” ! — Finalement, la société moderne technologique peut même être accusée de provoquer la violence, puisqu’avec elle se développent et s’intensifient de manière spectaculaire les moyens de tuer, de blesser, de détruire en général... Au fond, l’on assiste à une rationalisation scandaleuse de la violence, alors que les Philosophes avaient initialement pariés sur la Raison contre la violence. Cette situation s’explique par ce que certains (par exemple Habermas) appellent la dérive “instrumentaliste” de la Raison, à quoi l’on essaie de lui opposer les vertus, elles-mêmes rationnelles, du discours et de la communication.

 

2) Non-violence et Discours

a) L’éthique de la non-violence. La non-violence est une éthique en ce sens qu’elle représente une véritable philosophie de la vie et une façon générale de se conduire dans la vie. L’exemple le plus connu de philosophie et de politique “non-violentes” est représenté par la doctrine et par la vie du chef politique hindou Gandhi, lequel a conçu et mis en pratique le principe de “résistance passive” à l’échelle collective. Il faut bien mesurer, dans ce cas, le lien entre l’efficacité d’une telle attitude de résistance et une cohésion communautaire exceptionnelle (puisque tout le monde doit obéir à celui qui dit de ne pas obéir à l’oppresseur), qui suppose bien souvent le charisme exceptionnel d’un chef. — Par ailleurs, le refus de l’usage de la violence doit concerner non seulement les rapports avec autrui mais aussi ceux avec la nature. Par exemple la doctrine de Gandhi lie l’attitude politique à un comportement d’ascèse et de modération dans l’existence quotidienne. D’une façon générale, les pratiques non violentes vont de pair avec des considérations diététiques (régime végétarien) et écologiques. Il est en effet difficile d’imaginer une attitude non violente dans les rapports avec autrui alors que se poursuivraient par ailleurs une exploitation et une consommation effrénée de la nature. 

b) Éthique du dialogue. Vis-à-vis d’autrui, une éthique de la non-violence, une fois que l’on a laissé de côté ses justifications possibles par l’amour du prochain ou le respect de la vie, etc., a pour présupposition la possibilité d’arriver à des ententes sur la base de discussions. Le langage serait un moyen d’interaction fondamentalement soustrait à la violence. Non qu’il ne puisse y avoir une certaine vivacité, une certaine forme de violence dans l’échange parlé, comme les intimidations, les provocations, les sophismes et les efforts excessifs pour convaincre. Il n’empêche, dès lors que l’on parle, l’on est de fait et implicitement d’accord sur l’essentiel, d’accord pour reconnaître l’autre, son existence, et l’existence de sa demande. Comme le pense Éric Weil, « le dialogue porte, en dernier ressort, toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre. (...) Ils sont en désaccord sur la façon de vivre, parce qu’ils sont en accord sur la nécessité d’une façon [ils sont d’accord sur la nécessité d’un accord] : il ne s’agit que de compléter et de préciser. Ils acceptent le dialogue, parce qu’ils ont déjà exclu la violence ». — Les difficultés d’une telle attitude tiennent essentiellement à son efficacité potentielle. Se pose notamment le problème du choix entre violence et lâcheté : “Lorsqu’on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence, je crois que je conseillerais encore la violence” (Gandhi). Pourtant la non-violence n’est pas à considérer comme une possibilité dans l’éventail des éventualités stratégiques : elle se présente plutôt comme une ressource de résistance toujours disponible lorsqu’il apparaît que les remèdes et mesures contre la violence n’échappent pas au cercle de la violence. Même si donc, d’un point de vue “instrumental”, une éthique de la non-violence n’a pas d’effectivité garantie, sa signification exemplaire est dans ce mouvement de conversion qui, au lieu de reconduire indéfiniment la recherche du tort du côté des autres, qui toujours “ont commencé les premiers”, reporte sur chacun la charge de commencer la paix. Ce qui est précisément la fonction du Droit, du Discours.

c) Philosophie et non-violence. Si tout discours cherche à formuler un savoir, et si tout désir de savoir est initialement philosophique, comme on peut le supposer, il est possible de considérer le discours philosophique comme le “père” de tout discours. Et s’il existe vraiment une alternative : ou la violence ou le discours, celle-ci concerne au premier chef la philosophie. Éric Weil dit encore : « tout discours philosophique montre que celui qui l’a formulé a été poussé par le problème de la violence ». La philosophie résulte d’un choix premier : celui entre violence et discours. La non-violence serait donc le point de départ comme le but final de la philosophie. 

Mais, la philosophie est-elle soustraite entièrement à la violence ? Revenons au langage. L’on est violent lorsqu’on ne laisse pas parler ; l’on est violent lorsqu’on oblige à parler. Or cette dernière formule évoque aussi bien le procédé de la “question” (= torture au moyen-âge), question et questionnement sur lesquels repose la pratique philosophique depuis Socrate. Il faudra donc réfléchir sur la dose de violence que comporte l’”impératif du questionnement” propre à la philosophie, cette sorte de “droit de question” (comme il existe un “droit de réponse”) qu’elle se réserve. — Par ailleurs, si toute violence suscite toujours une question : “pourquoi ?”, inversement toute question suscite toujours une violence, car toute question a pour effet d’ouvrir une brèche dans les certitudes, une faille, et par suite une inquiétude, une angoisse. Quelque chose au fond de l’être est dérangé, froissé, déchiré par la question.

dm