"Philosophes du soupçon" : on désigne par-là trois penseurs d'un genre nouveau qui ont introduit une nouvelle méthode d'investigation philosophique, basée sur la recherche des processus inconscients et de leurs effets symptomatiques à la surface du culturel, du social, du psychique. Ces symptômes étant à interpréter. Ce sont des penseurs de la désillusion.
Nietzsche
Nietzsche s'attaque à l'illusion métaphysique, d'une façon autrement plus radicale que Kant. C'est le philosophe de l'apparence positive, l'anti-Platon, le philosophe artiste. Comme Rousseau, Nietzsche pense que l'homme s'exprime d'abord métaphoriquement. Il est bien possible que l'équivocité du sens soit première, qu'elle précède temporellement l'univocité. Il est probable que notre premier rapport aux choses est plus poétique que scientifique. Rousseau remarquait pour sa part que l'utilisation des métaphores est première : "Comme les premiers motifs qui firent parler l'homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n'appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D'abord on ne parla qu'en poésie ; on ne s'avisa de raisonner que longtemps après." (JJ. Rousseau, Essai sur l'origine des langues).
Nietzsche relie la métaphore, et donc l'interprétation, au phénomène originaire (dont toute passion procède) de la vie. Conformément à sa vision dionysiaque, la vie est pour lui un jeu de désirs, de pulsions, de volontés. Elle est elle-même déjà interprétative parce qu'imprévisible, joyeuse, transport métaphorique... Interpréter la vie, c'est d'abord poser les bonnes questions, celles qui amènent à sublimer la vie. Pas celles de la métaphysique qui nient justement la vie au profit de l'essence, nie les processus matériels au profit de la seule Idée (Platon). Envisager la philosophie sous l'angle d'un travail infini d'interprétation, c'est reconnaître le pluralisme comme inhérent à la vie ; car l'interprétation dévoile une chaîne d'évocations qui se répondent, de tendances qui s'affectent les unes les autres. Selon Nietzsche la morale est elle-même une certaine interprétation de notre rapport au monde, qui d'ailleurs ne se reconnaît pas comme telle, et qui à un moment donné a réussi à évincer toutes les autres.
Prenons l'exemple de la conscience, que Nietzsche interprète comme un avatar d'une longue chaîne d'affects. "Votre jugement : "voilà qui est juste" a une préhistoire dans vos impulsions, vos penchants, vos répulsions, vos expériences, vos manques d'expérience : "Comment ce jugement a-t-il pu se produire ? " devez-vous vous demander, et ensuite : " Qu'est-ce qui me pousse en somme à l'écouter ?" Vous pouvez obéir à son impératif comme un brave soldat qui perçoit le commandement de son officier. Ou bien comme une femme qui aime celui qui commande. Ou encore comme un flagorneur, un lâche qui craint celui qui commande. Ou enfin comme un imbécile qui obéit parce qu'il ne trouve rien à dire là contre. Bref, vous pouvez écouter votre conscience de cent manières différentes." (Le gai savoir, §335)
La philosophie nietzschéenne multiplie les questions là où la tradition s'est montrée dogmatique en faisant de la conscience un fondement, un principe premier qui se suffit à lui-même. La métaphysique se caractérise ainsi par une sorte de refus : elle refuse de "jouer le jeu" de l'interprétation, de comprendre la vie sous l'angle du jeu, on peut même dire qu'elle refuse de comprendre, purement et simplement. Le caractère indéterminé, approximatif, variable de l'interprétation heurte notre désir de simplification, de détermination. C'est dans ce nouveau cadre que peut être reposée la question des erreurs d'interprétation. Il n'y a pas, en réalité, de vraies ou de fausses interprétations, il y a des interprétations fortes et des interprétations faibles. La valeur proprement vitale de l'interprétation, sa capacité à nous faire vivre, précède le rapport de cette interprétation au vrai et au faux. Mais peut-on supporter l'idée qu'il y a ou qu'il pourrait y avoir une infinité d'interprétations possibles ? Et la multiplication à l'infini des interprétations ne nous reconduirait-elle pas à une forme de relativisme ? Nietzsche répond à ce problème. Le pluralisme n'est pas synonyme d'anarchie, de nihilisme - toutes les pulsions ne se valent pas au regard de la vie. Le mouvement des pulsions peut être spiritualisé, élevé, éduqué, il ne conduit pas nécessairement au laisser-aller, à la retombée dans le "vulgaire". L'interprétation est foncièrement dans le vrai lorsqu'elle est vivante, plurielle, donc créatrice.
Cette vision de l'interprétation modifie en même temps notre approche de l'œuvre d'art. Une œuvre est vraie ou belle lorsqu'elle est forte ; elle n'est pas forte parce qu'elle est vraie ou parce qu'elle est belle... Comme l'écrit Gilles Deleuze : "En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. C'est même par là qu'aucun art n'est figuratif. La célèbre formule de Klee " non pas rendre le visible mais rendre visible ", ne signifie pas autre chose. La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles des forces qui ne le sont pas." (...) Et n'est‑ce pas le génie de Cézanne, avoir subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche : rendre visibles la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d'un paysage... etc. ? Et Van Gogh, Van Gogh a même inventé des forces inconnues, la force inouïe d'une graine de tournesol. " (G. Deleuze, Logique de la sensation, La Différence, Paris, 1981, p. 39‑40). L'interprète s'attachera à expliquer comment l'œuvre produit ses effets plutôt que ce qu'elle signifie. L'interprétation a bien quitté les rives de la métaphysique : interpréter ne consiste plus à s'intéresser à une connaissance abstraite et désincarnée, mais plutôt à connaître concrètement ce qui nous intéresse.
Marx
Le raisonnement de Marx n'est pas sans rapport avec le précédent. Il s'agit de saisir les processus matériels qui déterminent la vie de la conscience ; or ceux-là sont dissimulés et sous-jacents. Dans une société donnée, la philosophie marxiste distingue un ordre d’infrastructures (économiques et matérielles) et un ordre de superstructures (idéologiques et culturelles). Ce que le marxisme met en évidence, c’est la présence sous-jacente de la structure économique, système qui régit en fait l’échange, mais qui détermine aussi les idées, l'idéologie. Celle-ci n'est qu'un reflet, un symptôme de la base économique. Or cette base est un système de rapports de force, où prime la productivité et le gain, qui comprend notamment le chômage comme l'un de ses ingrédients (parce qu'il fait baisser les coûts de production). Donc le marxisme prétend mettre à jour la structure cachée du capitalisme, en exhibant les rapports de classes (domination de la classe bourgeoise) et l’idéologie comme symptômes des rapports de production. C'est ainsi qu'il faut les interpréter, dans le but de programmer l'action politique. L'interprétation vise un changement, une révolution. Si quelque phénomène social signifie une anomalie dans la structure économique, il faut intervenir matériellement sur celle-ci. Mais il faut intervenir aussi sur les consciences, puisque celles-ci ne sont que des symptômes idéologiques. Pour Marx toute conscience est conscience de classe. Par exemple il interprète le texte de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, en affirmant que l'Homme dont il s'agit reflète en réalité le bourgeois avec sa liberté idolâtrée et son obsession du droit à la propriété.
Freud
En 1900 Freud fait paraître l'Interprétation des rêves. Le rêve apparaît comme un objet exemplaire d'interprétation. Comme les lapsus et autres actes manqués, ils prennent forme à l'occasion d'un relâchement de la vigilance de la conscience. Ils se présentent à nous sous la forme d'énigmes. L'analyse de Freud repose sur la différence entre le "contenu manifeste du rêve" et ses "idées latentes", d'où le rêve tire son sens véritable. "Le "contenu manifeste" du rêve peut donc être considéré comme la réalisation déguisée de désirs refoulés." (S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse) L'inconscient se sert d'un langage symbolique pour révéler les désirs dont il est fait et qui cherchent à se satisfaire. L'interprète doit donc convertir le langage ambigu et chaotique du rêve en un langage qui révèle le désir refoulé par le sujet conscient.
Le point de vue de Freud sur l'interprétation des rêves nous apprend deux choses essentielles. Il nous apprend d'abord que le langage conscient que l'on traite le plus souvent comme mode d'énonciation premier est en réalité déjà une énonciation seconde. Il est une défiguration des données premières inconscientes qu'il révèle tout en les dissimulant. Il nous apprend ensuite que l'interprétation redonne un statut essentiel à ce qui semble seulement accidentel. Or c'est une des vertus principales de l'interprétation en général que de prêter attention aux détails ; c'est en quoi l'interprétation se fait également analyse... Le fait que l'interprétation porte sur un sujet et non sur un objet, sur une intention et non sur un résultat, implique qu'on a toujours affaire à un langage complexe.
D'autre part Freud insiste sur le caractère inachevé et inachevable de l'interprétation. D'abord elle n'est en rien préétablie, comme l'interprétation des augures par les anciens devins. Les rêves n'ont pas une signification symbolique donnée une fois pour toute ; le rêve est personnel et ses images prennent un sens singulier pour chaque rêveur. Comme il l'écrit dans l'Interprétation des rêves : "Il ne faut pas s'attendre à ce que l'interprétation tombe du ciel"... Il peut y en avoir plusieurs, l'une cachant l'autre et ainsi de suite... D'ailleurs si le patient interprète son rêve, le psychanalyste interprète aussi la façon dont le patient raconte son rêve... L'interprétation est inachevable parce qu'elle est toujours relancée, mais aussi parce qu'elle butte sur un Réel mystérieux qui serait le Désir lui-même, ou bien la jouissance indicible : "Les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur : on remarque là un nœud de pensées que l'on ne peut défaire (...). C'est l'"ombilic" du rêve, le point où il se rattache à l'Inconnu."
Enfin l'interprétation de l'inconscient au moyen de la psychanalyse met en jeu une double subjectivité. Cette interprétation se veut valide, valable, sensée, tout en restant subjective, d'autant plus qu'il s'agit de la subjectivité inconsciente. Cela vaut pour le patient, mais également pour le médecin. Celui-ci n'applique pas une grille interprétative pré-formée, même s'il possède ses repères typiques comme le complexe d'Œdipe par exemple. Mais il est bien obligé de faire avec sa propre subjectivité : une subjectivité à l'écoute d'une autre. Il faut avoir une disponibilité, "une attention flottante" comme le dit Freud qui n'est pas tant celle de la conscience que celle de l'inconscient. Le médecin écoute avec son inconscient, et en tant que tel, on peut dire qu'il réagit autant qu'il comprend.... Plus exactement le médecin réagit pour que le patient comprenne... et qu'enfin il puisse à son tour réagir, changer ce qui peut l'être dans sa vie. L'interprétation est donc un acte qui est censé avoir des effets, plus ou moins curatifs : déplacer une obsession, réduire les effets nocifs d'un symptôme, etc.
dm
