1. – Les premiers hommes et la violence originelle (approche anthropologique)
La rencontre avec l’étranger a dû d’abord être vécue comme une intrusion (agressivité, haine) entraînant une réaction d’exclusion sociale (xénophobie, racisme).
Jean-Jacques Rousseau : « Dans les premiers temps, les hommes épars sur la surface de la terre n'avaient de société que celle de la famille, de lois que celles de la nature, de langues que le geste et quelques sons inarticulés. Ils n'étaient liés par aucune idée d'une fraternité commune, et n'ayant aucun arbitre que la force, ils se croyaient ennemis les uns des autres. C'étaient leur faiblesse et leur ignorance qui leur donnaient cette opinion. Ne connaissant rien, ils craignaient tout, ils attaquaient pour se défendre. Un homme abandonné seul sur la face de la terre à la merci du genre humain devait être un animal féroce. Il était prêt à faire aux autres tout le mal qu'il craignait d'eux. La crainte et la faiblesse sont les sources de la cruauté. » (Discours sur l’origine des inégalités)
- L’objectif de Rousseau n’est pas de montrer que les premiers hommes étaient mauvais par nature. Au contraire de Hobbes (« l’homme est un loup pour l’homme »). Plutôt les hommes ont des réactions violentes parce qu’ils ont peur ; ils ont peur parce qu’ils sont ignorants ; ils ignorent qu’ils se ressemblent. L'absence de sentiment social chez l'homme primitif, selon Rousseau, provient donc de son ignorance de l'autre. Mais surtout il a tendance à s'identifier, imaginairement, à l'autre : puisque l'autre pourrait l'agresser, lui faire du mal, alors il se prépare à lui subir la même terreur… L'imagination et l’illusion (« ils se croyaient ennemis ») règnent là où la raison et où la connaissance font défaut. Un second usage de l'imagination devrait lui permettre, en revanche, de s'identifier à l'autre pour le connaître et ainsi compatir à ses souffrances.
- L’homme primitif habite dans les limites d’un cercle familial ou tribal. Dans ces mondes clos qu'étaient probablement les tribus primitives, toute rencontre et toute relation avec un autre “autre”, c'est-à-dire un étranger, ne pouvait qu'être conflictuelle. L'étranger ne pouvait apparaître que comme un intrus.
Dans les faits, ce monde humain primitif est un monde violent. La violence est certes contenue à l'intérieur du premier cercle, puisqu'il y a un chef, qui à la fois exerce et régule cette violence. Mais elle se déchaîne dans les relations avec l'extérieur. L'étranger, membre d'une autre tribu, n'est pas immédiatement perçu comme un être humain (on sait que de nombreux noms de tribus signifient en même temps l'"humanité"). C'est pourquoi, dans les sociétés tribales le pire des châtiments n'est pas la mort mais le bannissement : cela privait un être humain, non seulement de toute appartenance sociale, mais encore cela le privait de son humanité (cf. le célèbre personnage de BD "Rahan", exilé civilisateur et généreux, mais sempiternellement rejeté).
- Qu’en est-il du monde antique civilisé ? - La philosophie antique a longtemps ignoré autrui. Si autrui doit être un “autre moi”, il faudrait pouvoir lui opposer un “moi”, un concept philosophique de "moi" ou si l'on préfère de Sujet. Or l'on sait que la notion de Sujet, en grec, ne recouvre pas celle de personne individuelle comme à l'époque moderne. D'autre part le "moi individuel" dans l’antiquité est d’emblée considéré comme faisant partie d’un tout, d‘un ensemble : une terre, une nation, une lignée, une race ou autre, et plus largement une "nature" qui suffit à le définir. L'individu en lui-même possède peu de valeur ; sa "psychologie" est à peu près complètement ignorée. Enfin il n'existe pas d'égalité entre les individus. Le monde antique est un monde hiérarchisé. Le seul Autrui remarquable, dans un tel contexte, ne peut être qu’un supérieur, un modèle, un idéal, un maître, et d’une façon plus générale encore un Père. Le père et le fils, par exemple, ne sont certainement pas des alter ego. C’est ce monde injuste et hiérarchisé que le christianisme a voulu abolir, et il y est parvenu en imposant à tous un grand Autre Unique devant lequel nous sommes tous « frères »…
2. – L'agressivité et la haine (approche psychologique)
- Retour à Rousseau. Celui-ci explique comment l’homme possède cette particularité de devenir l’ennemi de lui-même. D’abord l’ennemi de lui-même, ensuite seulement l’ennemi de ses semblables. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’agressivité est première et la rivalité est seconde. Pourquoi cela ? Contrepartie de la perfectibilité, faculté ou ensemble de facultés qui distingue l’homme de l’animal cantonné dans l’instinct. L’homme apprend, évolue, progresse… et régresse. Il peut devenir bien plus féroce que l’animal, plus dangereux…
- La haine est encore le triste privilège de l’homme car elle suppose la mémoire, la conscience, le projet de nuire lorsqu’elle se prolonge en méchanceté et en malignité… La haine est différente du mépris car elle implique un attachement paradoxal à l’autre. L’autre haï nous obsède, nous habite et nous imprègne, impossible de s’en détacher. L’on ne haït jamais des inconnus ou des étrangers, mais des proches, des frères. Avec l’histoire de Caen et Abel, la Bible nous rappelle bien que le premier meurtre commis par un homme est un fratricide. - Cette même logique d’une agressivité primordiale chez l’homme est observée et confirmée par Freud.
Sigmund Freud (20è) : « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. (…) L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? » (Malaise dans la culture)
- La cible de la haine est un autre imaginaire, par exemple ce frère que l’on imagine préféré du Père, plus aimé, plus chanceux… Le premier objet de haine est en fait une image de soi-même. C’est toujours le principe de l’agressivité : l’on n’agresse pas celui qui est radicalement autre, différent, on le laisse tranquille. On agresse celui qui nous ressemble, surtout s'il a pris notre place auprès d'un autre… Mais le même phénomène s’observe également dans la nature, chez les animaux. On peut distinguer l'agression par laquelle le lion se jette sur l'antilope (un être très différent de lui, une proie) pour la dévorer, et l'agressivité dont le même lion fait preuve à l'égard d'un autre lion (donc un semblable), par exemple dans une lutte amoureuse, pour le dominer et le tenir à l'écart.
- Mais l'être humain est encore particulier, parce qu'il a, non seulement une conscience, mais un inconscient… Un inconscient résultant d’un processus de refoulement – le poids des interdits - qui engendre frustrations et attitudes réactives (pour parler comme Nietzsche) en tous genres.
On peut encore expliquer l’agressivité par le phénomène du narcissisme, On s’agresse d'abord soi-même, parce qu’on est encombré par soi-même, c’est-à-dire par sa propre image aimée ou haïe, image qui nous masque la réalité ; ensuite on agresse l’autre qui nous ressemble trop, en tout cas c’est cette image que l’on agresse. On s'appuie ici sur l'hypothèse freudienne d'un narcissisme primaire : un rapport à soi-même infecté dès l'origine par l'illusion, la méconnaissance et la survalorisation de soi (que l'on retrouve dans le narcissisme secondaire, dès le stade du miroir), et finalement l'autodestruction (pulsion de mort). Encore une fois, on n'agresserait jamais l'autre si l'on n'était pas capable, constitutivement, de s'agresser soi-même.
- La rivalité proprement dite – conséquence de l’agressivité, donc - consiste à rester dans une impasse imaginaire, un jeu de "ping-pong" entre moi et l’autre fondé sur l’assimilation de l’autre avec moi-même. Dans la rivalité je m’identifie sans le savoir au frère ennemi. La rivalité a pour effet de nous river l’un à l’autre.
- Quant à la jalousie elle est un sentiment qui part de la reconnaissance de l’autre, mais qui la vit sous le mode de la souffrance et de la violence. L’autre est un autre moi qui désire la même chose que moi. Tel est le principe de base de la jalousie. En effet – même logique impliquant l'auto-agressivité originelle - c’est parce que nous sommes d'abord frères que nous nous détestons, comme déjà dit ; c’est parce que nous convoitons le même objet (une Mère s’il s‘agit de deux frères, une terre s’il s’agit de deux peuples, ou pire encore un même Dieu...). Ce que l’autre a, je le veux. Mon comportement à l’égard d’Autrui peut suivre dès lors deux voies contraires : soit accepter l’autre (mais c’est aussi accepter de partager le même objet) ; soit refuser l’autre, le tuer ou l’ignorer et c’est la quête éperdue et perpétuelle de l’objet auquel on ne veut pas renoncer. Seulement cette quête est illusoire car cet objet n’a jamais vraiment été nôtre absolument.
3. - La xénophobie et le racisme (approche sociologique)
– La xénophobie. - Quittons la situation initiale où le moi rencontre un autre qu’il ne parvient pas à reconnaître, situation que l’on pourrait qualifier d’a-sociale. Posons désormais l’existence du groupe comme étant la condition concrète d’une relation durable avec l’autre. Mais ce n’est pas parce qu’il est reconnu que l’autre est directement et obligatoirement “apprécié”... La condition sociale de l’étranger (classiquement l’immigré, mais l’on connait aujourd’hui la figure du « migrant ») se pose traditionnellement en termes d’assimilation au groupe, à la communauté qui l’accueille. Assimilation toujours difficile, pour ne pas dire impossible. Mais il n’est pas sûr que le terme soit bien choisi, à moins que ce ne soit l’idée même qui ne soit contestable.
En effet si la présence des “autres” est parfois difficile à “digérer”, n’est-ce pas précisément parce qu’on essaie d’”assimiler” l’autre comme s’il était un objet ? Spontanément ("instinctivement", abstraction faite de ses lois), toute communauté fonctionne ainsi comme une machine à assimiler, à dévorer, à intégrer, pour parvenir à un ensemble le plus puissant possible. Dans cette logique l’’étranger, du moins celui qui demeure comme tel, serait celui qui ne se laisse pas assimiler. Il devrait donc être rejeté, refoulé hors du groupe.
Il y a cependant des manières de rejeter l’autre, de le tenir à l’écart tout en l’assimilant. C’est la situation paradoxale des “ghettos”, où celui qui vient du dehors est convié à demeurer en un lieu (un “dedans”, une prison) qui le maintienne à l’état d’”étranger”. Donc l’étranger est bien à l’intérieur du groupe, pas à l’extérieur comme on pourrait le croire. — C’est bien ainsi que le voient les xénophobes, pour qui les étrangers ce sont bien ceux qui vivent ici, chez nous, alors qu’ils devraient plutôt vivre là-bas, chez eux. C’est à croire que ce qui lie une société, c’est d’abord ce contre quoi elle se ligue. Le principe du groupe, ce n’est pas tant la réunion que l’exclusion, et plus précisément l’exclusion interne.
Alors quand ne sommes-nous plus étrangers ? Non pas évidemment quand on est assimilé, mais quand on est mélangé (ce qui n’exclut pas de conserver son identité, bien au contraire) — ce qui est totalement différent. Or autrui se définit bien, comme on l’a vu dans la définition, comme un mixte de moi et de toi. En dehors de ce fait essentiel où l’Un ne va pas sans l’Autre, nous sommes tous des étrangers.
– Le racisme – Quant au racisme, qui préside bien souvent, secrètement aux réactions xénophobes, il ne consiste pas seulement à exclure l’autre en tant qu'étranger, il consiste à le nier dans sa différence même, à vouloir l'éliminer parce qu'il existe. Donc le racisme est plus grave, plus violent que la simple xénophobie. Mais celle-ci conduit à celui-là, qui conduit au Crime. Le raciste croit en l’existence des races humaines (en quoi il fait erreur, il n’y en a qu’une) et il croit à la supériorité de sa race (en quoi il s’illusionne). Le raciste ne peut pas croire que des êtres tellement inférieurs puissent exister, co-habiter avec lui. Il pourrait les rejeter simplement, mais vers où, vers quel pays, si ce n'est l'enfer ? En fait, à la différence du xénophobe, il ne se plaint pas seulement de leur présence, mais de leur existence. Aussi il ne peut que désirer leur élimination. La logique du racisme n'est autre que celle du crime.
Mais – retour à l'hypothèse freudienne - l’origine et le principe d’un tel sentiment, bien au-delà de la simple intolérance morale, consiste à ne pas tolérer l’autre en tant qu’il est en nous, en tant qu’il est une part insupportable de nous-même. Ce n’est pas que tel peuple soit tel peuple, avec sa différence, qui parait insupportable au raciste, mais que ce peuple se prétende aussi civilisé, aussi humain que nous. Le raciste ne veut pas de l’autre parce qu’il ne veut pas être comme lui, parce qu’il refuse et ne veut surtout pas voir cette fraternité essentielle. Ce qui motive la haine raciste est par conséquent plus la ressemblance que la différence. Une fois de plus. Le raciste n'accepte pas l'autre parce qu'il a peur : peur que l'autre lui ressemble, peur de ressembler à l'autre, peur de se savoir parent ou frère avec lui. Le racisme, c’est la peur panique de l’étranger qui est en soi-même…
De fait le pire racisme s’exerce contre les étrangers qui nous sont « proches ». Le racisme occidental, colonialiste, à l’égard des peuples noirs était (et demeure) un racisme de mépris, animé par un misérable sentiment de supériorité. Le racisme de haine est autrement plus violent et meurtrier. C’est pourquoi l'antisémitisme a été, du moins pendant une partie du 20è siècle, la forme de racisme moderne la plus virulente : le juif est l'étranger par excellence, indiscernable et dangereux (fantasme du complot). Depuis la fin du 20° c’est l’arabe ou le musulman, qui subit le même rejet de la part des racistes occidentaux (lesquels ne sont pas tous racistes !), à peu près pour les mêmes raisons (la thèse du « grand remplacement » remplace, si l’on peut dire, la thèse du complot juif). — Les guerres sont d’autant plus exterminatrices qu’elles sont fratricides. On parle de génocide, au-delà de la folie meurtrière, lorsqu’on veut supprimer non seulement un peuple mais aussi son origine ; ce gène s’avère gênant pour quelqu’un qui veut justement effacer sa parenté avec lui. Il faut alors tuer les représentants actuels de la race, mais les tuer tous pour effacer jusqu’à la mémoire, annuler toute possibilité de témoignage ; tuer tous les corps mais aussi le nom qui les relie à l’origine.
dm
