1) La « vertu » ou l’excellence même
- La vertu se dit virtus en latin, c'est-à-dire la force (vis) d'âme ou le courage faisant qu'un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Dans un sens plus général virtus signifie la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement pour un être de posséder ces qualités. Virtus a donné également virtualité, synonyme de « puissance » (par opposition à « acte »), soit la capacité à développer des potentialités. Bref la vertu est une richesse potentielle. Être vertueux est donc une manière d’être qualitative qui nous rend capable de réaliser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se travaille, elle se cultive.
- "La vertu est l’habitude du bien", dit simplement Aristote. La disposition au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seulement aux “bonnes actions”, au sens strictement moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heureux, libres, sociables, et finalement sages.
- Mais comment apprend-on la vertu ? En exerçant sa raison. La vertu relève d’une démarche essentiellement philosophique. Certes il est possible d’apprendre de ses maîtres, de ses amis s’ils sont eux-mêmes vertueux, voire de les imiter, mais fondamentalement il suffit d’exercer sa raison par soi-même et de s’y appliquer sans relâche. La raison nous fait découvrir la nature même des choses, de sorte que vivre selon la raison (par opposition aux passions) et vivre en conformité avec la nature sont une seule et même chose. C’est cela même être vertueux ou être « quelqu’un de bien ». On y gagne à la fois la liberté et le bonheur. Toute l’éthique philosophique des Anciens se résume en ce point.
- D’un point de vue explicitement moral, il est une vertu particulièrement importante pour Aristote, c’est la prudence. Éminemment rationnelle, mais pratique et non théorique, elle est en effet la faculté de choisir le « juste milieu » dans des circonstances concrètes chaque fois différentes et en partie imprévisibles. Il s'agit donc d'une faculté de rationalité essentiellement liée à la contingence de notre monde : elle guide nos actes, nos décisions, elle s’enseigne aussi et se révèle d’un précieux secours dans le domaine politique. Ainsi l’homme de bien, qui possède cette vertu de prudence, fait le bien autour de lui et dans la Cité.
- Notons enfin que sous l’influence d’une morale chrétienne plus ou moins puritaine, la vertu au sens grec d’excellence est devenue synonyme d’obéissance, elle devient la propriété d’un être se conduisant selon les règles de la morale religieuse, fuyant notamment le péché de chair (inversement on parlera de « femme de petite vertu » à propos d’une prostituée - il n’y a pas d’équivalent masculin… comme par hasard.)
2) Les doctrine eudémonistes
a. L’eudémonisme : définition
- L’eudémonisme (du grec eudaimon : heureux) est cette doctrine selon laquelle le Bien suprême n’est rien d’autre que le bonheur. Cette doctrine est conforme à la conception (antique) de la philosophie comme sagesse, comme art de vivre. Pour quasiment tous les philosophes anciens, le bonheur, fin de l’action, apparaît comme un accord réfléchi entre l’homme et les choses, entre l'homme et la Nature. "Vivre heureux et vivre conformément à la Nature sont une seule même chose" écrit Sénèque. Celui qui vit selon la Nature et qui se conforme à sa nature propre – dûment découverte par la raison –, celui-là est vertueux et ne manque de rien par définition ; il s'accomplit alors pleinement et mène une vie épanouie. L’eudémonisme voit donc le bonheur comme le résultat d’une vie entièrement vertueuse, un état certes accessible dans cette vie, quoique réservé aux "sages"…
Il y a plusieurs doctrines eudémonistes. Schématiquement, distinguons celle d’Aristote, l’épicurisme, et le stoïcisme.
b. Aristote : le bonheur est dans le savoir et la contemplation
Pour Aristote, le bonheur réside dans la vie contemplative, une vie consacrée à la connaissance. Pour lui, c’est la plus grande vertu, et l’homme savant est naturellement un homme de bien. Aristote : "S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. (...) Ce qui est propre à l’homme, c’est donc la vie de l’esprit, puisque l’esprit constitue essentiellement l’homme. Une telle vie est également parfaitement heureuse". Le bonheur consiste donc dans l’activité la plus parfaite de l’homme, c’est-à-dire dans la vie contemplative qui est la plus conformé avec sa nature d'"animal rationnel"(Éthique à Nicomaque). Aristote distingue trois sortes de vie : les vies vouées à la subsistance, les vies vouées à l'action, et les enfin les vies vouées à la connaissance. S'il est vrai que "l'homme désire naturellement savoir", que le désir de savoir est son désir principal, et s'il est vrai que le bonheur consiste dans la satisfaction des principaux désirs, alors la corrélation entre bonheur et connaissance paraît assez évidente. Inversement, l'on peut penser que le malheur provient essentiellement de la frustration de ne pas comprendre, sans compter les mauvais choix et les mauvaises actions induites par l'ignorance. Par ailleurs ce qui fait la dignité de la connaissance, et sa supériorité sur les simples plaisirs, c’est sa constance et sa durée. La connaissance (en tant que "contemplation", à la « grecque» ! pas en tant que "recherche scientifique" au sens moderne) serait la version humaine et terrestre de la béatitude divine…
c. L’épicurisme ou l’hédonisme : le bonheur est dans la réalisation des plaisirs (naturels)
- L'hédonisme (de hedon : plaisir) est cette doctrine eudémoniste qui assimile, non seulement le bien avec le bonheur, mais encore le bonheur avec l'ensemble des plaisirs naturels. Cela n’est pas synonyme de débauche mais au contraire, là encore, de vertu : modération et discernement. Ainsi pensait Épicure et ses disciples. Le sage épicurien veut réaliser un accord et une harmonie avec un monde purement matériel et formé d’atomes. Or le propre de tout être naturel (ou matériel) est de rechercher la satisfaction. Une vie heureuse est donc, pour Épicure et ses disciples, une vie consacrée aux plaisirs naturels (étant entendu qu’il existe des plaisirs non naturels, et donc nocifs, et aussi des plaisirs excessifs qui se retournent en douleurs). La vertu consiste précisément à savoir trier les bons et les mauvais désirs, ceux qui sont nécessaires pour une vie heureuse, et les autres (qui sont superflus et nuisibles). La sagesse ou le bonheur consiste à trouver à la fois la santé du corps et la tranquillité de l’âme (ataraxie) : une vie de plaisir, ou plutôt d’absence de douleurs, mesurée, et sobre.
d. Antithèse : le stoïcisme. La vertu suffit au bonheur
- Mais les stoïciens contestent cette importance accordée par les épicuriens au plaisir. Pour eux la vertu réside plus dans la droiture et dans la force de la volonté, et cette vertu suffit au bonheur. La recherche du plaisir ne conduit pas au bonheur, car le plaisir est à la fois inconsistant (décevant) et éphémère (trompeur) : le plaisir arrivé à son plus haut point s’évanouit ; il ne tient pas une grande place, c’est pourquoi il la remplit vite ; puis vient l’ennui, et après un premier élan le plaisir se flétrit. Et la vertu vaut mieux que le plaisir : « (...) il y a des malheureux à qui le plaisir ne fait pas défaut, et même dont le plaisir cause le malheur (...), mais la vertu existe souvent sans le plaisir et n’a jamais besoin de lui. » (Sénèque). « La vertu suffit au bonheur », écrit Diogène Laërce, tandis que les désirs et les plaisirs nous en éloignent. Ce qu'il faut combattre, la cause de tous nos malheurs, c'est la tyrannie des désirs qui entretient l'état de manque. La plénitude intérieure suppose donc de s'affranchir des désirs et des passions. Au fond, le stoïcisme se présente moins comme une recherche du bonheur que comme une recherche en soi de la vertu : il y a une nuance.
- Ce qui nous rapproche peu à peu d'une autre doctrine, religieuse celle-ci, qui allait radicalement bouleverser cette conception du bonheur et du Bien : le christianisme. Le christianisme va accréditer l'idée selon laquelle le bonheur ici-bas n'existe point. La religion promet seulement le paradis, dans l’au-delà, à ceux qui sauront le mériter. A la différence de la sagesse philosophique grecque, la religion chrétienne accorde cette espérance à chaque mortel : il n'est pas besoin d'être un sage accompli pour être "quelqu'un de bien" et ainsi mériter le bonheur. Une vie chrétienne suffit. Pour les philosophes modernes, marqués par le christianisme, le bonheur devient ainsi un « idéal » (lointain, parfois utopique) et plus seulement une « pratique » (présente) à la portée du sage. Tandis qu’en guise de vertu, on parlera plus volontiers de moralité, mais cette moralité qui apporte certes du mérite n’apporte pas nécessairement le bonheur dans cette vie.
dm
