Le sens de la vie

 


Pierre Soulages


Entre "vie belle" et "vie réussie"... quelques modestes remarques.

D'abord : qu'est-ce qu'une belle vie ? Si l’on en croit Bergson, c'est une vie consacrée à la création, une vie au service de la vie, donc logiquement une vie menée dans la joie qui accompagne toute création et toute réalisation personnelle. Mais aussi une vie que l'on puisse considérer avec fierté, avec le sentiment d'avoir vécu sans être passé "à côté" de sa vie, d'avoir été libre, de ne rien regretter… 

La vie peut être belle parce qu'elle est admirable, et donc excitante, ou plus simplement parce qu'elle est agréable ; les deux ne coïncident pas mais ne s'excluent pas nécessairement. Et donc finalement une belle vie est aussi une vie réussie ! 

Qu'est-ce que, plus précisément, réussir sa vie ? La notion de "réussite" peut sembler réductrice : elle conduit à penser que le bonheur serait inséparable, non seulement d'une vie moralement bonne, mais aussi d'un accomplissement, une réalisation noble, une œuvre… Passons sur une version plus triviale, sociale ou professionnelle de la "réussite" : honneurs et richesses ne procurent pas une véritable joie. 

De même, l'injonction populaire de jouir de la vie, de simplement "profiter de la vie", ne saurait suffire - sinon la philosophie serait parfaitement inutile, et surtout il y aurait strictement autant d'occasions, dans la vie, de rencontrer malheur et bonheur (simple alternance de chances et de malchances). Tandis que la joie résulte du fait d'avoir créé et donné de la vie d'une façon ou d'une autre. Avoir "fait quelque chose de sa vie", avoir mené une action ou avoir créé une œuvre, ou simplement avoir fait quelque chose de durable, ou même avoir contemplé la Beauté sous des formes diverses (mais cela implique un effort, une éducation du goût) : il y a mille et une manière d'avoir "réussi" sa vie, c'est-à-dire de lui avoir donné un sens. Un sens qui, inévitablement alors, se transforme en jouissance. Sous ces conditions, il semble difficile de séparer la sensation esthétique de la "beauté de la vie" de tout sentiment moral de grandeur. Donner du goût à la vie revient à lui donner un prix et réciproquement. Ce mélange de saveur et de grandeur, de bonheur et de valeur, voilà peut-être ce que l’on peut nommer dans ses multiples sens le “sens de la vie”.

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Joie, bonheur et création

 


1) Qu'est-ce que la joie ?

Dans une perpective moderne, volontiers humaniste, le bonheur nous semble plutôt un idéal, donc finalement tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous définissons le bonheur comme un état de satisfaction complète et durable : cela ne caractérise pas spécialement la joie. La joie est bien un état, mais un état dynamique, non statique comme le bonheur. Un état qui ne dure pas bien longtemps : à la limite, trop de joie fatigue (probablement parce qu’il y a une espèce de consanguinité entre la joie et la jouissance) !

Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingrédient déterminant du bonheur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bonheur, voire la solution au problème philosophique du bonheur ? D'abord ce sentiment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répétée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bonheur durable ? Alors que l’idéal du bonheur réside dans un avenir plus ou moins utopique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appartient au présent. Elle est tout entière présente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une intensité vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de disposition permanente au bonheur ? Peut-on faire de la joie une sorte de principe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune raison de ne pas souhaiter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?

L’idéal du bonheur pour les Modernes : le bonheur avant tout

 


1) Un idéal de l’imagination : à chacun son bonheur

- Le devoir et la vertu concernent la raison, toujours universelle ; tandis que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience singulière et empirique. D’où la sorte de flou, voire de contradiction qui entoure l’idée du bonheur. Kant : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire ». Donc le bonheur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on projette dans l’absolu des satisfactions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et subjectif que le sont ces expériences elles-mêmes.

Le bonheur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la raison comme y prétend la moralité.

- Néanmoins peut-on sérieusement parler d'un idéal égoïste, ou même personnel ? Tout idéal n'est-il pas par définition humaniste ? Il en va de l’imagination du bonheur comme du jugement de goût : en le projetant dans l’avenir, nous le généralisons, nous l’attribuons également aux autres. Nous faisons comme si les autres avaient la même conception du bonheur, tout simplement parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n'avons-nous pas besoin des autres pour être heureux ? Le bonheur serait-il par définition collectif ?

Puis-je lancer un nain qui le veut bien ?

 


Prétexte : saviez-vous que le « lancer de nain » était un « sport » au Moyen-âge ? On peine à l’imaginer, et pourtant... Dans le film épique Le Seigneur des anneaux le valeureux nain Gimli ne veut pas en entendre parler, il avertit fréquemment ses compagnons « personne ne lance de nains ! », sauf qu’au beau milieu de la bataille du gouffre de Helm (S. des anneaux, Ep. 1), il y consent et même le demande par utilité… 

Problème : si l’on considère que « lancer un nain », donc réduire un être humain à un projectile (pour s’amuser ou pour autre chose) constitue une humiliation et une dégradation inacceptable, quelle devra être ma position dans le cas où une « personne de petite taille » (naine) accepte de le faire, voire me demande de le faire, par jeu, pour de l’argent, etc… ?

Vais-je considérer par principe qu’il est immoral de traiter ainsi une personne et de l’utiliser comme un objet, même s’il me le demande, ou bien vais-je tenir compte de son choix, même s’il paraît bizarre, et finalement respecter sa liberté (« il le veut bien »)… de se rabaisser lui-même ?

Si le nain est consentant, il ne semble pas être une victime… S’il n’est pas victime, où donc est le crime ? Mais d’un autre côté, n’est-ce pas un devoir d’aider autrui à se respecter lui-même ?

La morale du Devoir (selon Kant) et le bonheur comme idéal

 



1) Distinguer Devoir et bonheur : la moralité est dans la conscience et la raison

- "Si tous les hommes recherchent d’être heureux" (Pascal), il s‘en faut de beaucoup qu’ils s’accordent sur une définition commune du bonheur. « S’il est vrai que tout hommes souhaite y parvenir, il ne peut cependant dire d’une façon déterminée et cohérente, ce que véritablement il souhaite et veut » (idem). Kant fait remarquer que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf. plus bas), non rationnel et toujours subjectif, et qu’au mieux la “morale du bonheur” eudémoniste ne contient pas des règles mais des conseils (facultatifs, non normatifs), et tout au plus des impératifs techniques portant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bonheur, les devoirs moraux cherchent nécessairement à s’accorder entre eux.

- Il faut donc retrouver le sens évident et simple de la moralité, plus sûre et plus importante qu’un bonheur aléatoire. Partant du mot de Pascal : "La vraie morale se moque de la morale", Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sentiment vif et juste, l’évidence intérieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble routinier des règles de morale traditionnelles (les « mœurs »), soit plutôt la spéculation morale des philosophes ». « Il suffit, précise Kant, de considérer la raison humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nouveau, la rendre attentive à son propre principe, montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être honnête et bon, et même sage et vertueux ». Ici Kant se souvient de Rousseau affirmant : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience." Mais Kant ne partage pas le « sentimentalisme » de Rousseau et sa théorie de la moralité compassionnelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un caractère inné ; mais elle ne résulte pas de la sensibilité et de la pitié, seulement de la Raison présente en chaque homme qui lui indique par définition même le caractère universel des valeurs morales.

Enfin naturellement, se servir convenablement de sa raison, cela s’apprend. Tous les auteurs soulignent l'importance de l'éducation dans la genèse du sens moral chez l'individu. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la raison, ou même qu’elle résulte purement et simplement des conventions sociales, seule l’éducation peut faire apparaître au grand jour, progressivement, cette faculté de distinguer le bien du mal. 

L’eudémonisme antique : le Bien et le Bonheur sont dans la Vertu

 


1) La « vertu » ou l’excellence même

- La vertu se dit virtus en latin, c'est-à-dire la force (vis) d'âme ou le courage faisant qu'un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Dans un sens plus général virtus signifie la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement pour un être de posséder ces qualités. Virtus a donné également virtualité, synonyme de « puissance » (par opposition à « acte »), soit la capacité à développer des potentialités. Bref la vertu est une richesse potentielle. Être vertueux est donc une manière d’être qualitative qui nous rend capable de réaliser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se travaille, elle se cultive. 

- "La vertu est l’habitude du bien", dit simplement Aristote. La disposition au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seulement aux “bonnes actions”, au sens strictement moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heureux, libres, sociables, et finalement sages.

Entre devoir et bonheur... qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien ? (problématique)

 


Le « Bien » est, en général, la finalité de toute action possible. Les hommes cherchent naturellement le bien pour eux : même le « méchant » pense faire le bien, si ce n’est pour autrui, au moins pour lui-même. 

Certains hommes cherchent le bien pour eux-mêmes et pour les autres. Mais tous les hommes ne le devraient-ils pas ? C’est ici qu’interviennent des termes comme éthique, mœurs, moralité, et aussi devoir. Ces expressions sont proches et leur signification peut varier en fonction des époques et des contextes. Il y a d’abord une morale sociale, imprégnée de valeurs religieuses, traditionnelles, locales, coutumières : c’est ce qu’on appelle les « mœurs » (les « bonnes mœurs »), très variables d’une région à l’autre. Ce sont avant tout des règles socialement contraignantes, non écrites, transmises via l’éducation, auxquelles il vaut mieux se conformer pour être « intégré » dans la communauté. Il y a ensuite l’éthique et la morale, deux concepts qui renvoient à des convictions et à des valeurs à la fois plus personnelles et plus réfléchies, donc rationnelles et prétendant à ce titre à une certaine universalité (valant pour tous). La moralité renvoie plutôt à la conscience intérieure que chacun se forme de son « devoir », un impératif qui doit primer absolument sur les tendances personnelles, et qui identifie le « bien » suprême au mérite. 

La question morale par excellence est donc : qu’est-ce que faire le bien (de bonnes actions), et par extension, qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien (une bonne personne) ? Mais faire son devoir, donc être quelqu’un de bien moralement, cela peut-il nous apporter le bonheur ? En effet être quelqu’un de bien, ce n’est pas seulement être raisonnable et volontaire en veillant sur soi et sur les autres (autrement dit, être moral) ; n’est-ce pas aussi incarner ce « bien » dans sa personne durablement et donc d’une certaine façon « réussir sa vie » (trouver le bonheur), voire être une « belle personne » (à la fois « bonne » et heureuse, rayonnante), voire vivre libre comme un « sage » libéré de toute contrainte ?

Faire son devoir est-ce renoncer à sa liberté ?

 


D'un côté il semble évident que l’ensemble des devoirs qui nous sont prescrits par la société, les maîtres, le travail, etc. sont d’abord des contraintes et contredisent la liberté si celle-ci consiste à faire ce que l’on veut, ou ce que l’on désire.

D’un autre côté, pourquoi ne voudrais-je pas librement faire mon devoir si je me rends compte qu’il y a plus d’avantages pour moi en accomplissant mon devoir plutôt qu’en le refusant ?

D'où la question : faire son devoir, est-ce vraiment renoncer sa liberté ?

Le devoir, premièrement au pluriel – les devoirs – semble synonyme de contraintes, soit la nécessité d’accomplir quelque chose poussé par une force sociale (ou naturelle), à laquelle je ne saurais m’opposer sans encourir des conséquences négatives pour moi. De ce point de vue le devoir s’oppose clairement au désir égocentrique, à ce qui me plaît simplement. Mais d’un autre côté, le devoir, au singulier, le sens du devoir, renvoie plutôt à la conscience personnelle (surtout s’il s’agit de « mon » devoir), de mes intérêts calculés rationnellement, c’est-à-dire en tenant compte des intérêts d’autrui. De ce point de vue, le devoir rime plutôt avec la volonté rationnelle et avec le bon sens.

Même ambiguïté avec la notion de liberté. Dans un premier sens elle serait manifeste quand mes choix ou mes désirs ne rencontrent aucune contrainte extérieure : le simple pouvoir de faire ce qu’on veut. Mais dans un second sens, on parlera plutôt de la liberté de la volonté elle-même, quand je suis certain que mes choix sont véritablement miens, autonomes. Donc soit la liberté porte sur l’action et le pouvoir d’agir, soit elle porte sur le choix lui-même et sur la volonté.

Notons enfin que « renoncer » n’est pas synonyme de « perdre » : il s’agit finalement d’un choix.

Donc est-ce ma liberté d’action ou ma liberté de conscience que je perds lorsque de décide d’accomplir mon devoir ? La question est finalement de savoir si je suis plus libre en me soumettant volontairement aux devoirs, ou bien si j’affirme ma liberté en refusant d’obéir.

Étant donné que la plupart des devoirs correspondent à des contraintes sociales extérieures, il y a bien au départ une contradiction entre la liberté individuelle et les obligations collectives : il en va du devoir comme du travail, il s’agit avant tout d’une peine contre-nature. Mais si tout le monde faisait ce qui lui plait sans se soucier des autres, il n’y aurait aucune liberté réelle. La liberté absolue ou sans limites n’est-elle pas un mythe ? N’est-ce pas plutôt la prise de conscience de ces contraintes, et la faculté de m’obliger moi-même, qui me rend autonome intérieurement ? Donc faire son devoir ne serait pas renoncer à sa liberté, mais on ne peut nier que cela revient bien quand même à la limiter !  Car penser la liberté en termes de « limites » est quand même paradoxal !

Ce que la morale autorise l'État peut-il l'interdire ?

 


(Copie d'élève, à peine modifiée)

L’on se demande souvent si ce que la morale condamne, l’État pourrait se le permettre. Mais l’on peut également se poser la question inverse : ce que la morale autorise, l’État peut-il l'interdire ? Qu'est-ce que la morale, et qu'est-ce qu'elle censée nous autoriser ? Si on la distingue des mœurs, particulières à un groupe social, la morale définit des principes, un ensemble de valeurs universelles. La morale fait appel à nos facultés personnelles comme la raison, la conscience, la volonté, le devoir, afin de guider nos actions vers le bien commun et dans le respect inconditionnel de la personne humaine. On peut également s’intéresser au terme « autoriser » qui prend place entre « exiger » ou « prescrire » et inversement interdire.

Liberté d’expression, un malaise français ?

 


Transcription d'une interview donnée à une étudiante en journalisme enquêtant auprès de blogueurs et/ou professeurs de philosophie sur le thème de la "liberté d'expression". L'interview eut lieu (début 2014) à une période d'agitation médiatique autour de "l'affaire Dieudonné" notamment, ou l'un de ses nombreux rebondissements.


1) Où s’arrête la liberté d’expression ? Est-ce une question de morale, sociétale ou purement de législation ? Comment décide-ton de ce qui peut être dit et ce qui ne peux pas être dit ?

Il est évident que les dimensions morale, sociétale et juridique sont intimement liées, la première au titre de fondement semble-t-il. Cependant il s’agit avant tout d’une question d’ordre juridique. S’il s’agissait d’une pure question morale, ce ne serait pas l’« expression » sous forme de paroles ou d’écrits qui devraient être limité ou sanctionnée, mais les pensées elles-mêmes. Or la liberté de pensée, contrairement à la liberté d’expression, ne se négocie pas, elle demeure pleine et entière. Disons plutôt : « illimitée » et certes non « absolue » puisque nos pensées sont sujettes à toutes sortes de déterminismes, de phénomènes d’autocensure etc., mais aucune loi ne peut interdire de penser.  Par exemple, cela n’aurait aucun sens d’interdire à qui que ce soit d’« être » raciste, c’est-à-dire de « penser » en raciste… A la limite même on peut toujours s’en vanter en privé, tant que cela ne se traduit pas en déclaration publique. Si le Droit intervient au niveau de la liberté d’expression pour la limiter (comme elle le fait avec toute forme de liberté : la loi consiste toujours à limiter une liberté… tout en garantissant en contrepartie la part qu’elle autorise). Donc la loi ne s’intéresse pas à toute forme d’expression, seulement aux déclarations publiques, orales ou écrites, et elle ne le fait que dans la mesure où parler (ou écrire) constitue un ACTE (dire, c’est faire), car encore une fois la Justice ne se prononce que sur des actes et non sur des pensées ou des sentiments.

La liberté d’expression peut-elle être sans limites ?

 


De nombreux intellectuels, écrivains, militants politiques sont encore persécutés partout dans le monde pour avoir usé – abusé selon leurs accusateurs – de la liberté d’expression.

La liberté d'expression est une liberté fondamentale. Comme toute liberté naturelle, on la voudrait absolue ; comme toute liberté socialement réglementée, elle connaît des limites. Mais pourrait-on imaginer ou réclamer une liberté d'expression sans limites ?

La liberté : en apparence, c'est le fait de ne jamais être contraint, de faire ou de penser ce que l'on veut. L'expression consiste en général à extérioriser notre pensée, par la parole ou par l'écrit (la presse par exemple). La liberté d'expression est presque un pléonasme, puisque s'exprimer revient toujours à libérer quelque chose en nous. Généralement, elle est reconnue par la loi ; mais la loi impose également des limites à cette liberté.

Le problème est le suivant : en matière de liberté d'expression, faut-il "interdire d’interdire", comme on disait en 68 ? Ou bien faut-il reconnaître cette liberté absolue seulement en principe, et imposer des limites strictes en fait et en droit ? Mais selon quels critères moraux, politiques, philosophiques ?

Liberté de dire oui et liberté de dire non. Sartre lecteur de Descartes

 


1) La théorie cartésienne : liberté et volonté

Nous connaissons la théorie cartésienne dite du « libre arbitre », ou liberté de la volonté. Selon Descartes notre volonté est libre, au point que nous pouvons choisir dans l’indifférence la plus totale ; et cependant cette liberté ne vaut que lorsque nous adhérons à l’évidence, à la vérité des idées claires et distinctes. Comment expliquer ce paradoxe ?

Rappelons tout d'abord, dans le cadre de la théorie cartésienne de la vérité, cette distinction essentielle entre la volonté et l’entendement. La vérité se définit comme une adhésion à l’évidence, c'est-à-dire aux idées claires et distinctes. Qu’est-ce qui adhère ? C’est la volonté, la volonté qui juge, qui décide, qui donne son accord. Qu’est-ce qui entend, c'est-à-dire qui conçoit plus ou moins clairement ? C’est l’entendement. Mais l’entendement tout seul ne produit pas une vérité, il faut que la volonté y ajoute son accord, son assentiment. Bref l’entendement propose et la volonté dispose. Or c’est justement à ce niveau qu’intervient la liberté, au niveau de la volonté. Car celle-ci peut très bien ne peut être disposée à donner son accord. Pour deux raisons, une bonne et une mauvaise. Une bonne : lorsque l’idée conçue ou perçue n’est pas suffisamment claire, il y a tout intérêt à ne pas se précipiter pour la déclarer vraie, donc il faut comme le dit Descartes suspendre son jugement (attendre avant de juger). Une mauvaise : alors même qu’une idée me paraît évidente, je décide de ne pas le reconnaître, de lui tourner le dos. La liberté est ici centrale : dans le premier cas, c’est elle qui me fait accéder à la vérité ou au contraire me précipite dans l’erreur (par précipitation, justement). Dans le second cas elle se manifeste sous sa face arbitraire, le côté « n’importe quoi » de la liberté, qui n’est certes pas le plus glorieux mais n’en est pas moins réel. On n’est pas plus libre en étant rationnel, mais dans ce dernier cas on fait d’autant plus honneur à sa liberté. La liberté de Descartes est donc surtout une « liberté de dire oui », oui à la vérité rationnelle ; mais elle inclut une liberté de « dire non », elle-même au service de la raison : c’est le doute.

“L’esprit libre” de Nietzsche (commentaire de Par-delà bien et mal, partie II)

 


Par-delà bien et mal, Prélude d'une philosophie de l'avenir (Jenseits von Gut und Böse - Vorspiel einer Philosophie der Zukunft ) fut publié en 1886 à compte d’auteur. Le titre fut premièrement traduit en Par-delà le bien et le mal par Henri Albert. Néanmoins, la traduction Par-delà bien et mal rend mieux compte du fait que Nietzsche entend se placer au-delà d'un couple de valeur, et non de chacune de ces valeurs considérées seules. Il comporte une préface, neuf parties et un postlude, "Du haut des monts", qui est un poème. Les neuf parties sont composées de 296 aphorismes, une forme que Nietzsche privilégie.

Ce "prélude à une philosophie de l'avenir" s'ouvre sur une critique des préjugés des philosophes, à commencer par leur croyance en la valeur absolue de la vérité, et annonce un nouveau type de penseur : "l'esprit libre", seul capable de redonner du sens à l'existence humaine en créant des valeurs nouvelles. Contre la croyance en l'existence d'un bien en soi et d'un mal en soi, contre la dualité même du bien et du mal, Nietzsche juge qu'"il n'y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement une interprétation morale des phénomènes".

Dans la première partie de l’ouvrage, "Des préjugés des philosophes”, précédant précisément "L’esprit libre”, Nietzsche va s'intéresser en premier lieu à l'activité philosophique, plus exactement aux philosophes eux-mêmes et à leurs "préjugés" L'accusation semblera étonnante car les philosophes ne sont-ils pas, depuis toujours, les ennemis des préjugés ? Pour Nietzsche, les philosophes ont des préjugés "supérieurs", notamment de cette nature : ils croient au pouvoir absolu de la pensée (que fait donc la pensée sinon se penser elle-même ?), en l'existence de l'esprit, et par-dessus tout ils croient en la vérité ! Qu'est-ce donc que cette volonté des philosophes de rechercher la vérité ? De rechercher un ordre, un être "essentiel", une "chose en soi" ? Pourquoi l'apparence aurait-elle moins de valeur, pourquoi le sensible serait-il haïssable ? Selon Nietzsche cet héritage platonicien d'une recherche de l'absolu, d'un principe en dehors du monde révèle en vérité une crainte de la vie.

Étude du CRITON de Platon




(Cette étude est proposée en vue du 2è groupe d'épreuves orales du baccalauréat. Notions abordées : Droit, Justice, Devoir)


INTRODUCTION

La situation. – La scène se déroule en -399 dans la prison d’Athènes où Socrate est enfermé depuis son procès (Voir à ce sujet l’Apologie de Socrate qui en fait le récit.). Socrate doit avoir 70 ans approximativement et il vient d’être condamné à mort par les athéniens. Son fidèle ami Criton vient lui annoncer la nouvelle de sa mort prochaine. Criton avait assisté au procès de Socrate, il s’était depuis longtemps attaché à lui, s’était intéressé à la philosophie. C’est encore Criton qui sera présent lors de sa mort. On peut donc dire que c’est un disciple et un ami fidèle de Socrate. Il va donc chercher à organiser son évasion pour lui éviter une mort qu’il estime injuste : contre ce qui ressemble fort à une sorte d’erreur judiciaire ou pour le moins à une condamnation injustifiée, ne serait-il pas légitime de vouloir sauver Socrate ? Comme nous allons le voir, malgré les différents arguments de son ami, Socrate va refuser de s’évader et va justifier philosophiquement sa position.

La liberté en commun



1) La liberté morale. Liberté et devoir

a) Liberté morale, liberté de la volonté - Chacun sait que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » ! Cela signifie que, sur le plan social, la liberté connaît des limites, elle est fonction de droits et de devoirs. Commençons par les devoirs. Le premier devoir est de respecter la liberté d’autrui. Pour ça il faut le vouloir. Donc il faut réaffirmer la liberté de la volonté.

Reprenons donc le problème de la volonté : est-elle libre ou bien déterminée ? Kant situe le problème sur deux niveaux bien distincts : d’un côté psychologique (la question de nos motivations personnelles), de l’autre moral (la question de la responsabilité et du devoir). Sa thèse se présente sous la forme d’un paradoxe : "s’il nous était possible d’avoir, de la manière de penser d’un homme, telle qu’elle se manifeste par des actions, aussi bien internes qu’externes, une pénétration assez profonde pour que chacun de ses mobiles, même le plus infime, nous fût connu, ainsi que toutes les circonstances externes qui agissent sur lui, nous pourrions calculer la conduite future d’un homme avec autant de certitude qu’une éclipse de lune ou de soleil, et cependant prétendre que l’homme est libre". La justification que donne Kant de cette contradiction est la suivante : ce n’est pas du même point de vue que l’homme peut être dit libre ou déterminé. Il est déterminé en effet du point de vue de son caractère psychologique ou empirique, c’est-à-dire du point de vue de ce que nous pouvons connaître de lui dans l’expérience, d’après la suite de ses actions telles qu’elles sont déterminées par leur succession dans le temps. Il est libre en revanche du point de vue de son caractère intelligible ou moral, ce que Kant appelle encore l’”être en soi”. Il faut donc bien distinguer entre deux types de causalité : d’un côté la causalité par nécessité (celle de la nature), de l’autre la causalité par liberté ou volonté autonome. Cette causalité libre, Kant concède qu’elle n’est pas « naturelle » et qu’elle contrarie le déterminisme. Elle doit donc être supposée. "La liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables" affirme Kant, à la suite de Descartes. Cette supposition est nécessaire pour affirmer l’éthique, le caractère absolument incontournable de la moralité, et au final la coresponsabilité sociale… (cf. cours Devoir, cours Religion).

La liberté de l’esprit




1) L’indépendance de la volonté. Exemple de la sagesse stoïcienne


Pour les stoïciens, c’est la force morale (la volonté) et non le pouvoir d’agir qui définit la liberté d’une personne.

Les stoïciens admettent l'idée de Destin, et certes nous ne maîtrisons pas notre destinée. Cependant nous maîtrisons notre volonté. Il ne s’agit donc pas de forcer le destin (faire tout ce que l’on veut), mais de l’accepter (vouloir ce qui nous arrive).

Épictète : "Est libre celui qui vit comme il veut, qu’on ne peut ni contraindre, ni empêcher, ni forcer, dont les volontés sont sans obstacles, dont les désirs atteignent leur but, dont les aversions ne rencontrent pas l’objet détesté." Encore faut-il ne pas désirer le contraire de ce que la vie (le destin) nous impose de toute façon (la mort par ex.), ou encore convoiter des biens dont la réalisation dépend de facteurs externes à notre volonté.

Pour être libre, le sujet doit selon Épictète se détacher de toutes les valeurs sur lesquelles autrui peut avoir prise, pour ne conserver que ce qui dépend de lui-même : sa volonté, sa raison.

Il faut également se méfier des contraintes intérieures, comme les passions, qui sapent notre autonomie. Comme le disait Leibniz (non stoïcien, certes), "on n’a point l’esprit libre quand on est occupé d’une grande passion, car on ne peut point alors vouloir comme il faut, c’est-à-dire avec la délibération qui est requise"

Bref la liberté consiste à ne vouloir que ce qui dépend de nous (nos pensées, notre vie intérieure), et à éviter de vouloir ce qui n’en dépend pas (les événements extérieurs). Cela revient évidemment à fuir bien des aspects de l’existence, à restreindre bien des désirs pour se concentrer uniquement sur l’utile et sur le possible. Cette volonté d’indépendance peut sembler même bien égoïste. Mais l’intérêt de cette philosophie, c’est d’avoir placé la liberté au niveau de la personne elle-même, au niveau de ce que l’on est et non au niveau de ce que l’on fait.

Les doctrines niant la liberté au nom de la nécessité

 


Le fatalisme et le déterminisme correspondent à deux positions ambiguës relativement à la liberté, soumettant celle-ci à une forme de Nécessité (surnaturelle ou naturelle). Ambiguës car elles ne font pas disparaître totalement la notion de liberté.

 

1) Le fatalisme 

La notion de Destin relève d’abord de la religion ou de la mythologie, puis de la tragédie, ensuite seulement de la philosophie grecque. Chrysippe, philosophe grec stoïcien, définissait le Destin comme disposition inviolable du tout [c’est-à-dire la Nature] depuis l’éternité. Le destin est donc l’ordre immuable et éternel des choses en même temps que le déroulement implacable des événements.

Si « tout est écrit » d’avance, les hommes ne sont que les jouets du destin, ils ne sont donc pas libres de choisir leur vie. La fatalisme (comme la superstition) revient pour l’homme à se démettre de toute responsabilité : position guère acceptable en philosophie…  

De son côté la religion fait dépendre la destinée du « libre arbitre » divin. L’homme reste soumis à la volonté divine et à sa toute puissance. Pourtant une forme de liberté existe nécessairement : la liberté de conscience. Comment, en effet, prétendre laver ou racheter mon âme souillée par le péché originel, comment affronter le Jugement dernier, comment mériter le paradis si je ne peux pas choisir d’accomplir le bien plutôt que le mal ? 

Liberté ou libération ? (problématique)

 


Immédiatement, l'on serait tenté de définir la liberté comme le pouvoir de faire ce que l’on veut, ce qui revient à assimiler la liberté avec un pouvoir d'agir, une puissance. Or, considéré dans l’absolu, ceci ne s’applique qu’à une forme « naturelle » de liberté, beaucoup plus fantasmée que réelle, en ce sens que les limites justement « naturelles » de cette puissance d’agir sont bien vite atteintes - vu la faiblesse de notre constitution corporelle. Le contraire de la liberté se rencontrerait dans l’impossibilité d’échapper à la nécessité naturelle. Dans ces conditions, autant affirmer que la liberté n'existe pas vraiment ; il est clair qu’on ne peut pas tirer de la Nature l’idée de liberté (bien que, poétiquement peut-être, elle puisse nous aider à l’imaginer). Le fatalisme ou le déterminisme - deux versions d’une même nécessité - ne nous octroient qu’une liberté d’action aléatoire et limitée. Or l’homme, en tant que personne, a d’autres exigences : il vise l’indépendance et une autonomie spirituelle.

Karl Popper : la démocratie contre l’extrémisme

 


« L’extrémisme est fatalement irrationnel, car il est déraisonnable de supposer qu’une transformation totale de l’organisation de la société puisse conduire tout de suite à son système qui fonctionne de façon convenable. Il y a toutes les chances que, faute d’expérience, de nombreuses erreurs soient commises. Elles n’en pourront être réparées, que par une série de retouches, autrement dit par la méthode même d’inventions limitées que nous recommandons, sans quoi, il faudrait à nouveau faire table rase de la société qu’on vient de reconstruire, et on se retrouverait au point de départ. Ainsi, l’esthétisme et l’extrémisme ne peuvent conduire qu’à sacrifier la raison pour se réfugier dans l’attente désespérée de miracles politiques. Ce rêve envoûtant d’un monde merveilleux n’est qu’une vision romantique. Cherchant la cité divine tantôt dans le passé tantôt dans l’avenir, prônant le retour à la nature ou à la marche vers un monde d’amour et de beauté, faisant chaque fois appel à nos sentiments et non à notre raison, il finit toujours par faire de la terre un enfer en voulant en faire un paradis. » (Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, I)


La société ouverte et ses ennemis (1945) est une œuvre de K. Popper écrite au lendemain de la seconde guerre mondiale, période où les philosophes ont pu mesurer les conséquences désastreuses de certaines idéologies extrémistes et totalitaires, en l’occurrence le nazisme. 

S’agissant de la société et du désir de changer la société, cet extrait prend pour thème l’extrémisme politique, reposant sur des visions qualifiées de « romantiques » et d’« esthétiques » qui font fi de toute raison. L’extrémisme – auquel on peut opposer la démocratie toujours en quête de justice – est une attitude irrationnelle (basée sur les sentiments) et dangereuse qui peut conduire à l’enfer sur terre.

Le projet d’améliorer voire de changer la société peut sembler légitime. Mais ce changement peut-il être instantané et global comme le voudraient les extrémistes, quitte à en assumer la violence, ou bien doit-il être progressif et limité, rationnel et réaliste, comme le préconisent les démocrates, quitte à devoir assumer les lenteurs et les injustices d’une société nécessairement imparfaite ? 

L’extrémisme est d’abord présenté par l’auteur sous sa forme irrationnelle, comme une pensée qui se contredit elle-même, faute de connaître la vraie nature de la société. Dans un second mouvement il apparaît comme une manifestation de l’esthétisme et du romantisme, lourde de menace pour la sécurité des peuples.

Bergson : La démocratie comme fraternité

 


« Elle (la démocratie) proclame la liberté, réclame l'égalité et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu'elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu'on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l'essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d'essence évangélique, et qu'elle a pour moteur l'amour. (...) Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu'on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l'égalité, alors que l'avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d'égalité aujourd'hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. »  (Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion)


L'idée générale est simple : selon Bergson la fraternité est l'essence de la démocratie ; elle réconcilie égalité et liberté. La liberté est d'abord un droit naturel qui se proclame, mais qui contredit toute limite et génère même des inégalités. L'égalité est un droit positif qui se réclame, mais qui demande le respect d'autrui et donc impose des limites à la liberté. Ces principes sont en soi contradictoires, et c'est pourquoi la fraternité doit intervenir.

L'Évangile contient les paroles du Christ, qui demande : « aimez-vous les uns les autres ». Aimons-nous comme des frères, d'autant plus que nous sommes issus du même Père (Dieu). De son côté la démocratie désigne le "gouvernement du peuple". Cette sorte de «fraternité commune» est un principe politique et non biologique. La démocratie est d'essence évangélique parce que son principe, la fraternité, consiste à aimer l'autre comme soi-même.

Le vague d'une telle notion ne devrait pas être un obstacle. Notons qu'une définition trop précise de la liberté serait une contrainte, puisque la liberté est capable de créer ses propres formes, variables historiquement. Il en va de même pour l’égalité : à vouloir trop la définir, on confondrait l'égalité (qui est une valeur) avec l'identité (qui est de nature). Ce serait un recul philosophique. Par définition, liberté et égalité sont des valeurs d'avenir. La fraternité elle-même même est synonyme d'ouverture.

Un problème n'en demeure pas moins : peut-on concevoir la démocratie à partir d'une métaphore familiale ou même évangélique ?

Il est vrai que la fraternité représente l'amour et le respect. Sans elle la liberté et l'égalité seraient difficilement conciliables. Elles engendrent des théories politiques opposées (comme par exemple le libéralisme et le socialisme). Mais la démocratie n'est ni naturelle ni religieuse, elle repose sur une décision politique (1789 par exemple) et comporte une histoire ; elle manifeste la liberté humaine. D'une part, il n'est pas sûr que la liberté et l'égalité, voire le respect, règnent toujours entre frères... D'autre part, les religions se contredisent : les chrétiens se disent fraternels, les musulmans aussi, mais cela n'a pas empêché les guerres.

En réalité la démocratie est d'essence cosmopolitique, c'est-à-dire qu'elle vise l'égalité dans la diversité. La fraternité peut être l'essence de la démocratie si on entend par« famille » le Monde et tous les peuples qui l'habitent, et si l'on ne confond pas la curiosité pour l'Autre avec l'amour d'un Père (amour évangélique).

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Citoyenneté et démocratie

 


1) Différence entre République et Démocratie

La démocratie (demos : peuple, cratein : commander) signifie le gouvernement du peuple. Notons que le principe de la République, c’est que le peuple (« public », « chose publique ») est souverain, et plus seulement le Roi ; le principe de la démocratie, c’est que le peuple gouverne. La République est une forme d’Etat, opposée à la Royauté, qui institue et défend la « chose publique ». Tandis que la Démocratie est un mode de gouvernement, ou si l’on veut un « régime politique », opposé à la tyrannie. Dans son principe, la démocratie fait confiance aux forces de l’homme en tant qu’individu. Elle semble s’inspirer de la fameuse proposition de Descartes « la puissance de bien juger est... naturellement égale en tous les hommes.». Mais il existe bien des Républiques non-démocratiques (Etats totalitaires ou aux mains d’un dictateur paternaliste) comme encore des démocraties non-républicaines (des monarchies constitutionnelles et parlementaires).

L’Etat malade du Pouvoir ?

 


1) L’étatisme et les perversions de l’Etat : terreur, despotisme, paternalisme

Le point de vue qui consacre la priorité de l’Etat en tout et sur tout peut être appelé “étatisme”. Le premier théoricien en fut sans doute Machiavel, lequel proclame que “la fin justifie les moyens” : mais c’est bien des fins de l’Etat qu’il s’agit, non de celles d’un quelconque tyran. La politique est définie dans Le Prince comme l’institution de l’Etat, ou l’art permanent de conquérir et conserver le pouvoir : « le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu’il soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. » 

L’Étatisme est l’idéologie qui énonce que l’Etat a toujours raison : d’où l’expression de “raison d’Etat”, qui autorise en fait bien des abus de pouvoir. Peut-être est-il dans la nature de l’Etat d’être tyrannique si on le considère en tant que pure légitimation (juridique, institutionnelle) du pouvoir, et sans lui ajouter ce « mode d’emploi » nécessaire qu’est la démocratie… Le maintien de l’ordre public est bien souvent le prétexte avancé par les Etats autoritaires (quand ils n’inventent pas des « complots », internes ou externes) pour exercer la terreur policière. Qui ne se rallierait à cette condamnation du despotisme par Rousseau : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. (...) On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? » 

Les fonctions de l’Etat

 


On peut distinguer trois fonctions, trois missions principales de l’Etat. La rationalité de l’Etat – sa justesse et sa justice - se mesure ainsi dans l’équilibre qu’il assure entre ces trois missions : 1) assurer l’ordre public (l’Etat, c’est le « pouvoir »), 2) assurer l’état de Droit, la légalité et la justice (l’Etat c’est la loi), 3) assurer l’émancipation et l’éducation des individus (l’Etat c’est la voix du Peuple).

 

1)  Sécurité et liberté

 

Traditionnellement, la première fonction de l’état est d’assurer la sécurité. Selon Hobbes, un pouvoir absolu est nécessaire car, malgré les risques d’excès, les hommes sont naturellement violents et indisciplinés. Mieux vaut subir la tyrannie d’un seul plutôt que de risquer l’anarchie et son cortège de violences. Garantir la sécurité implique l’usage légitime de la force. Il est évident que, privilégier cette fonction sécuritaire de l’Etat, entraîne une conception autoritariste de l’Etat. Hobbes le justifie en ces termes : « Il n’y a donc rien en cela de dur, et dont on ne doive supporter l’incommodité. (...) Hors de la société civile, chacun a un droit sur toutes choses, si bien qu’il ne peut néanmoins jouir d’aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d’un droit limité. Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n’importe quel autre. Dans une société civile, il ne peut plus que par un seul. » Ces thèses sont le fondement d’une conception autoritariste (mais pas nécessairement absolutiste) de l’Etat.

Corrélativement, l’Etat permet de préserver la liberté des personnes, toujours en danger dans l’état de nature : il faut donc bien distinguer la liberté civile, produit du contrat social, de la néfaste liberté naturelle. « Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (J.-J. Rousseau). Selon de nombreux penseurs politiques des 17e et 18e siècles, il s’agit tout d’abord de la liberté de propriété, soit une liberté liée fondamentalement à la question de la sécurité. L’homme doté d’une conscience et d’une raison est essentiellement souverain, maître et propriétaire de lui-même. Locke [Deuxième traité du gouvernement civil, 1690] : « La fin capitale et principale, en vue de laquelle les hommes s’associent dans des républiques et se soumettent à des gouvernements, c’est la conservation de leur propriété. » Le droit à la propriété est à la fois une conséquence de la liberté et la condition pour que le droit de jouir de soi-même devienne effectif. Locke encore : « l’homme porte en lui la justification principale de la propriété, parce qu’il est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce qu’elle fait et du travail qu’elle accomplit ». Autre précision importante apporté notamment par Benjamin Constant : « La propriété seule fournit le loisir indispensable à l’acquisition des lumières et la rectitude du jugement. Elle seule donc rend les hommes capables de droits politiques. » Ces thèses sont le fondement du libéralisme en politique.

Les origines et la formation de l’Etat

 


1) Civilité et naissance du politique

Alors que “politique” vient du grec polis (cité), équivalent en latin de Civitas, le mot Etat n’apparaît qu’au 16è s. chez Guichardin et Machiavel. En effet, l’idée de l’Etat n’a pas cours dans l’Antiquité alors que la vie politique y est fort intense. La polis définit plutôt un mode de vie ou d’existence communautaire. La Constitution (politeia) n’y est pas un texte de droit écrit. Pas davantage que la Cité grecque, la Civitas romaine n’est une forme politique conceptuellement pensée. Elle est une réalité concrète, la res publica (chose publique) — la République.

Dès l’Antiquité, deux conceptions fort différentes de la communauté politique s’expriment. Platon la pense en termes d’unité parfaite et de communisme quasiment absolu : « La cité qu’il faut placer au premier rang, la cité dont la constitution et les lois sont les meilleures est celle où règne le plus complètement possible dans la vie sociale sous toutes ses formes l’antique maxime d’après laquelle tout doit être réellement commun entre amis. Ainsi que cette cité existe actuellement quelque part ou qu’elle vienne à exister quelque part un jour, il faut qu’il y ait communauté des femmes, communauté des enfants, communauté de tous les biens sans exception (...). »  (Platon, Les Lois, Livre V)

Tandis qu’Aristote introduit une distinction plus subtile entre communauté et organisation politique : « Il faut assurément qu’en un certain sens la famille forme une unité, et la cité également, mais cette unité ne doit pas être absolue. Car il y a, dans la marche vers l’unité, un point passé lequel il n’y aura plus de cité, ou passé lequel la cité, tout en continuant d’exister, mais se trouvant à deux doigts de sa disparition, deviendra un État de condition inférieure : c’est exactement comme si d’une symphonie on voulait faire un unisson, ou réduire un rythme à un seul pied. » (Aristote, La Politique, Livre II). Aristote veut dire simplement que, n’étant pas un simple “nid” ou une pure fusion animale, une communauté humaine doit être politiquement organisée.

L’Etat démocratique ou la Raison en politique

 


a) Etat, Démocratie, Raison - L’Etat est une institution juridique et politique complexe qui ne s’est construite que lentement au cours de l’Histoire. Si, comme Hegel, l’on voit dans l’Histoire le développement inexorable – quoique laborieux et conflictuel – de la Raison humaine, l’on pourrait presque considérer l’État comme l’incarnation ou comme le chef d’œuvre de la rationalité humaine. La politique, dans l’ordre pratique, se partagerait avec la science, dans l’ordre théorique, les honneurs d’une rationalité ayant vaincu l’injustice pour une part et l’ignorance d’autre part. Or la Démocratie est devenue incontestablement la forme la plus répandue des États, quand bien même ceux-ci ne seraient pas « républicains ». Démocratie « affichée » sinon effective, si l’on prend en compte le grand nombre d’États totalitaires ou mafieux qui sévissent dans le monde. Mais qu’est-ce alors que cette rationalité démocratique ? Pourquoi a-t-on raison d’être démocrates et en quoi cela consiste ? La démocratie étant fondée sur le respect et la prise en compte de l’opinion de chacun, peut-on évoquer une sorte de raison « dialogique » ou « communicationnelle » ? Mais la démocratie tient-elle toujours ses promesses ? Est-elle toujours efficace ? La politique ne vise-t-elle pas avant tout l’efficacité plutôt que la vérité ?

Karl Marx : critique des Droits de l'homme et du droit à la propriété


« Constatons avant tout le fait que les "droits de l'homme", distincts des "droits du citoyen", ne sont rien d'autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Art. 2. : Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété." En quoi consiste la "liberté» ? "Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui." Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791, "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui." La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété privée. 

Mais en quoi consiste ce dernier droit ? "Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie." (Constitution de 1793, art. 16.) Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer "à son gré", sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit "de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie".

Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à- dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c'est la nécessité naturelle, le besoin et l'intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste. » (Marx, La question juive)

 

Marx compte parmi ces auteurs qu’on appelle les “philosophes du soupçon” (avec Nietzsche et Freud), car ils essaient d’analyser ce qui se “cache” derrière les notions les mieux admises de l’idéologie et de la philosophie. Le thème de ce texte, ce sont les “Droits de l’homme”. Le problème qu’il pose concerne les rapports viciés qui existent entre les définitions de l’homme et de la liberté dans la célèbre Déclaration de 1791 (et la Constitution de 1793). Qui est cet Homme dont parle la Déclaration ? Quelle est cette liberté dont il tellement question et quels sont ses rapports avec le principe de propriété ? Enfin en quoi doit consister l’émancipation humaine, et quels pièges doit-elle déjouer ?

Qu’est-ce que l’injustice ? Les degrés de l’injustice

 

Georges Rouault, Homo homini lupus (1944-1948)


1) Essai de définition : injustice relative et injustice absolue


a) Définition

Rappelons d'abord le principe de bon sens énoncé par Aristote : "Il n'y a pas d'injustice s'il n'y personne pour nous la faire subir." L'injustice est donc une situation qui implique une victime et un coupable. Il n'y a pas d'injustice dans la nature, entre animaux, etc. Il ne faut donc pas confondre l'injustice avec un simple malheur qui peut être causé par une catastrophe naturelle, une mort accidentelle ou autre. 

Mais d'autre part il n'y aurait pas non plus d'injustice s'il n'y avait pas de droit, ou de lois. Donc l'injustice consiste précisément à être privé de quelque chose auquel on a droit. Plus radicalement, c'est l'impossibilité qui nous est faite de faire valoir nos droits.

Enfin, en vue d'une définition encore plus précise, nous distinguerons deux formes d'injustice : l'injustice relative et l'injustice absolue. La première est de loin la plus courante, mais la seconde délivre l'essence même de l'injustice. Pour cela distinguons avec le philosophe contemporain Jean-François Lyotard, le “tort” et le “dommage”. 

Légitimité des lois et du Droit positif, ou le contractualisme

 



Détail du "Serment du Jeu de Paume du 20 juin 1789" d'Auguste Couder


Quel que soit l’intérêt philosophique des principes dits du « droit naturel », il n’est reste pas moins qu’il convient de distinguer droit naturel (ce qui est légitime) et droit positif (ce qui est légal), parce que ce dernier obéit à une logique qui lui est propre (le contrat) et parce que les lois sont autre chose que des principes... Jean-Jacques Rousseau est l’un des philosophes modernes qui se sera le plus affranchi de la notion de droit naturel, grâce à sa théorie du « contrat ». Examinons déjà les rapports complexes et ambigus entre la force et le droit.

 

1) Le Droit et la force

 

a) Le Droit contre la force, en principe 

Rousseau explique bien que, en principe, la force ne peut fonder le droit. L’expression même « droit du plus fort » est contradictoire. Car aucune force n’est véritablement durable, or le droit se définit par sa stabilité 

ROUSSEAU J. Jacques, Du contrat social, livre I, chap. 3 - « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner ? Car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance. Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. »

Le Droit naturel et les Droits de l’Homme, ou l’universalisme

 


1) « Droit naturel » : un concept ambigu mais historiquement nécessaire 

 

a) Ambiguïté de cette notion

L’expression de « droit naturel » est aussi ambiguë que peut l’être celle de « nature ». Celle-ci, en général, signifie soit 1° la nature extérieure, physique ou biologique, les choses telles quelles ; soit 2° la nature propre d’une chose, c’est-à-dire son principe, son essence, son caractère propre. Donc pareillement, il ne faut pas confondre le « droit naturel » au sens moderne, ensemble des principes et des valeurs conformes à la nature de l’homme, et d’autre part les « lois de la nature » extérieure, qu’elles soient physiques ou biologiques (sélection naturelle, etc.). Les principes du Droit naturel ne sont "naturels" que pour l'homme et pour sa "nature" propre.

Certes le concept de « droit naturel » existe depuis l’antiquité, où il est bien question d’une mystérieuse Loi naturelle, comme on peut le voir avec l’histoire d’Antigone. Et d’ailleurs Aristote y fait explicitement allusion : 

ARISTOTE, Rhétorique, 1373b - « Par loi j’entends d’une part la loi particulière, de l’autre la loi commune ; par loi particulière, celle qui, pour chaque peuple, a été définie relativement à lui ; et cette loi est tantôt non écrite, tantôt écrite ; par loi commune j’entends la loi naturelle. Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle, quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car c’était là un droit naturel : « Loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont personne ne connaît l’origine. » »  

Sur quoi l’idée de Justice est-elle fondée ?

 


A) Le mythe d’une Justice éternelle et préétablie

 

Nous allons d’abord nous demander s’il existe quelque part un « modèle » pré-établi de justice, une sorte de référence qui serait l’origine de la justice ou des Valeurs qui nous semblent justes. Mythe ou illusion d’une justice parfaite qui existerait à l’origine et qui serait à retrouver.

 

1. — Une justice naturelle ? 

a) La justice comme « ordre naturel des choses » ?

Cicéron (auteur latin) parle d’une « loi éternelle et invariable valide pour toutes les nations et en tout temps », ou encore d’une « règle suprême inscrite dans la nature ». Cicéron, comme ses maîtres les philosophes stoïciens, évoque ici une Nature se confondant avec une sorte de Raison cosmique incluant l’être humain, une harmonie parfaite, de sorte que la « règle » dont il parle vaut à la fois pour ce qui « est » (les faits naturels) et ce qui « doit être » (les valeurs humaines), puisqu’au fond l'homme sage ne doit vouloir que ce qui est naturellement ! Cicéron adopte le précepte stoïcien : « il faut vivre en conformité avec la nature ».

Cette idée était largement partagée dans l’antiquité. Il est tout à fait vrai de prétendre que les philosophes ont toujours proposé une conception rationnelle de la justice, opposée à tout mythe et à toute croyance. Mais il est tout aussi vrai que, dans le contexte antique, toute « raison » et tout « bien » en général sont rapportés à une certaine « harmonie », ou à un certain « ordre » essentiel ; de sorte qu’est appelée juste une chose qui vit selon son être propre et qui se tient à sa place naturelle ; est dite injuste une chose qui s’en écarte. La justice est synonyme d’Ordre, et même d’Ordre Naturel. Et même si « techniquement », comme nous allons le voir avec Aristote, le principe d’égalité reste une clef pour le concept de justice, la pensée antique met plutôt en avant l’idée de hiérarchie et donc une certaine inégalité entre les êtres au service de l’harmonie universelle. Cette harmonie est à comprendre comme étant à la fois naturelle et rationnelle. Ainsi selon Platon la justice est respectée, dans une cité, lorsque les sages dirigent, lorsque les courageux leur obéissent, et lorsque le peuple travaille. De même au plan individuel, le juste est celui dont chaque faculté de l’âme occupe sa fonction propre, c’est-à-dire celui dont la raison (partie haute de l’âme) soumet le courage (partie médiane de l’âme), qui à son tour résiste aux désirs (partie basse de l’âme). On peut donc parler d’un ordre rationnel parce que, dans chaque cas, l’ensemble doit être soumis à la raison. Mais l’on peut parler d’un ordre naturel parce que cet ordre dépasse la seule raison individuelle et va au-delà de la seule humanité. Dans le texte ci-dessous, Platon s’efforce de définir la justice par la détermination essentielle du propre et de l’impropre, jusqu’à la composition d’une parfaite harmonie.

PLATON, La République (livre IV, 443c-444b) - « SOCRATE : Alors, Glaucon, c’était donc là – et c’est pourquoi cela nous a été profitable – une sorte d’image de la justice, à savoir que celui qui est par nature cordonnier a raison de faire le cordonnier, et de ne faire rien d’autre, et celui qui est charpentier de faire des charpentes, et ainsi de suite. 

GLAUCON : Oui, c’est ce qui apparaît. – Et à la vérité c’est bien quelque chose de tel, apparemment, qu’était la justice, non pas toutefois relativement au souci extérieur qu’on prend de ses propres affaires, mais relativement au souci intérieur, de ce qui concerne véritablement l’homme lui-même et ce qui est à lui : que l’homme juste ne laisse aucun des éléments en lui s’occuper des affaires d’autrui, ni les races qui sont dans son âme s’occuper de tout en empiétant les unes sur les affaires des autres, mais qu’il détermine bien ce qui lui est réellement propre, se dirige et s’ordonne lui-même, devienne ami pour lui-même, et harmonise ces parties qui sont trois, tout à fait comme les trois termes d’une harmonie (…) Il nomme sagesse la connaissance qui contrôle cette façon d’agir ; et il nomme au contraire action injuste celle qui à chaque fois détruit cette façon d’être, et manque de connaissance la croyance qui de son côté contrôle cette action. »

Peut-on définir rationnellement la justice ? (problématique)

 


On se contentera ici de poser (simplement) les termes d'une problématique (complexe), sans apporter à ce stade de réponses.


a) Le Bien et le Juste

Le Bien en général représente la finalité de toute action humaine, ce qui vient réaliser un désir ou accomplir une volonté, pour soi-même et/ou pour autrui. En un sens un peu plus précis le Bien est un concept éthique ou moral, qui définit ma façon de me conduire, et qui concerne mes relations avec autrui essentiellement. Ce principe peut-être plus ou moins subjectif (le bien = mon bonheur) ou plus ou moins universel (le bien = respecter les autres en fonction de valeurs communes). Le Bien pour moi n’est pas toujours rationnel et logique si je ne prends en compte que mes désirs, mais d’un point de vue plus altruiste il est censé au moins être raisonnable et compatible avec le Bien d’autrui. C’est à cela que veillent les mœurs et la moralité.

La justice est également un principe fondamental qui s’applique aux actions humaines, mais à une échelle plus sociale. « Juste » sera dit d’un jugement qui s’applique aux « actions » et non aux « états de choses » : 2 et 2 font 4 est un jugement juste (justesse) décrivant un fait, mais « vous ferez 2 mois de prison » est un jugement juste (justice) déclenchant une action répondant à une autre action.

La Justice est une valeur sociale et non personnelle car elle met nécessairement en relation les humains entre eux, et elle ne se conçoit que par comparaison : une action sera toujours considérée comme juste ou injuste par rapport à une autre, et surtout par rapport à un étalon, une règle (loi) valant pour la collectivité.

Plus social que le Bien, le Juste se veut aussi plus rationnel. Mais la question est double. Théorique d’abord : peut-on définit théoriquement, philosophiquement, universellement la Justice, ou les critères essentiels de la Justice ? Pratique ensuite : comment parvient-on à établir un jugement juste, par rapport à telle ou telle situation.

Les échanges symboliques (premières notions)

 


"Il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées" (Claude Lévi-Strauss)

 

1) Le langage, fonction humaine de communication, base des échanges

D'une façon générale, les échanges symboliques désignent tous les échanges ayant une valeur autre que simplement économique. Leur finalité n'est plus la possession des choses mais la communication et la compréhension entre les êtres.

Justement le langage est la principale fonction humaine de communication, il est donc la base des échanges sociaux. Rappelons un certain nombre de distinctions.

La faculté du langage est universelle, c'est-à-dire que tout être humain en est pourvu - quand bien même cette fonction serait inhibée, retardée, par quelque handicap mental ou physique. Elle est également spécifique : le langage humain ne ressemble pas aux langages animaliers, essentiellement parce qu'il utilise un système complexe de signes, la langue, laquelle par sa double articulation à la fois phonétique et sémantique permet un nombre quasiment infini de combinaisons. La parole de son côté est l'usage toujours singulier d'une langue, et la mise en œuvre subjective de la faculté du langage. "Subjective" au sens fort du terme, car l'homme exprime tout son être par l'intermédiaire du langage. Mais s'exprimer n'a de sens que vis-à-vis d'un interlocuteur : c'est pourquoi la finalité du langage est avant tout la communication, l'échange.

Toute interlocution suppose a minima les quatre éléments suivants, suivant la théorie de Jakobson : un émetteur (ou destinateur), un récepteur (ou destinataire), et un message transmis élaboré au moyen d'un code (la langue).

Enfin rappelons que toute communication est un acte. Un acte est toujours une transformation de la réalité, tout acte a des conséquences réelles. Donc, parler est un acte. C'est la dimension "performative" du langage (de l'anglais to perform, accomplir). Par exemple si je dis "la séance est ouverte", c'est ma parole précisément qui ouvre la séance.

Les échanges économiques (premières notions)

 


1) Origines de l'économie

L'échange économique est présenté depuis les Grecs comme une nécessité vitale. Platon montre qu'aucun homme ne pouvant se suffire, seule la coopération permet d'assurer la survie.

Très tôt (avec Aristote) la distinction entre "valeur d'usage" et "valeur d'échange" est établie. Un objet a toujours une double valeur. Aristote écrit : "une chaussure sert soit à chausser soit à être échangée". Dans le premier cas l'objet prend sa valeur en fonction de son usage et de l'importance de son usage (l'eau, par exemple, a une très grande valeur d'usage). La valeur d'échange, elle, dépend de plusieurs facteurs comme sa rareté, le coût de son extraction ou de sa production (par exemple l'or a une forte valeur d'échange pour ces deux raisons - on peut y ajouter une forte valeur symbolique, pour sa beauté, son brillant, etc.)

Il existe une forme d'échange simple où les objets échangés sont considérés prioritairement selon leur valeur d'usage : c'est le troc. Seule l'utilité concrète semble prise en compte. Ce type d'échange était courant dans ce qu'on appelle les "économies de subsistance", c'est-à-dire les sociétés ne visant aucune expansion ou développement. Cela ne signifie pas que ce type d'échange était dénué de toute valeur symbolique : les anthropologues (Mauss notamment) insistent sur la pratique du don/contre-don qui, outre ses aspects pratiques, correspondait bien à une forme d'échange symbolique, tout à fait déterminant pour l'intégration sociale et même pour l'instauration des hiérarchies.