Le sens de la vie

 


Pierre Soulages


Entre "vie belle" et "vie réussie"... quelques modestes remarques.

D'abord : qu'est-ce qu'une belle vie ? Si l’on en croit Bergson, c'est une vie consacrée à la création, une vie au service de la vie, donc logiquement une vie menée dans la joie qui accompagne toute création et toute réalisation personnelle. Mais aussi une vie que l'on puisse considérer avec fierté, avec le sentiment d'avoir vécu sans être passé "à côté" de sa vie, d'avoir été libre, de ne rien regretter… 

La vie peut être belle parce qu'elle est admirable, et donc excitante, ou plus simplement parce qu'elle est agréable ; les deux ne coïncident pas mais ne s'excluent pas nécessairement. Et donc finalement une belle vie est aussi une vie réussie ! 

Qu'est-ce que, plus précisément, réussir sa vie ? La notion de "réussite" peut sembler réductrice : elle conduit à penser que le bonheur serait inséparable, non seulement d'une vie moralement bonne, mais aussi d'un accomplissement, une réalisation noble, une œuvre… Passons sur une version plus triviale, sociale ou professionnelle de la "réussite" : honneurs et richesses ne procurent pas une véritable joie. 

De même, l'injonction populaire de jouir de la vie, de simplement "profiter de la vie", ne saurait suffire - sinon la philosophie serait parfaitement inutile, et surtout il y aurait strictement autant d'occasions, dans la vie, de rencontrer malheur et bonheur (simple alternance de chances et de malchances). Tandis que la joie résulte du fait d'avoir créé et donné de la vie d'une façon ou d'une autre. Avoir "fait quelque chose de sa vie", avoir mené une action ou avoir créé une œuvre, ou simplement avoir fait quelque chose de durable, ou même avoir contemplé la Beauté sous des formes diverses (mais cela implique un effort, une éducation du goût) : il y a mille et une manière d'avoir "réussi" sa vie, c'est-à-dire de lui avoir donné un sens. Un sens qui, inévitablement alors, se transforme en jouissance. Sous ces conditions, il semble difficile de séparer la sensation esthétique de la "beauté de la vie" de tout sentiment moral de grandeur. Donner du goût à la vie revient à lui donner un prix et réciproquement. Ce mélange de saveur et de grandeur, de bonheur et de valeur, voilà peut-être ce que l’on peut nommer dans ses multiples sens le “sens de la vie”.

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Joie, bonheur et création

 


1) Qu'est-ce que la joie ?

Dans une perpective moderne, volontiers humaniste, le bonheur nous semble plutôt un idéal, donc finalement tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous définissons le bonheur comme un état de satisfaction complète et durable : cela ne caractérise pas spécialement la joie. La joie est bien un état, mais un état dynamique, non statique comme le bonheur. Un état qui ne dure pas bien longtemps : à la limite, trop de joie fatigue (probablement parce qu’il y a une espèce de consanguinité entre la joie et la jouissance) !

Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingrédient déterminant du bonheur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bonheur, voire la solution au problème philosophique du bonheur ? D'abord ce sentiment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répétée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bonheur durable ? Alors que l’idéal du bonheur réside dans un avenir plus ou moins utopique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appartient au présent. Elle est tout entière présente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une intensité vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de disposition permanente au bonheur ? Peut-on faire de la joie une sorte de principe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune raison de ne pas souhaiter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?

L’idéal du bonheur pour les Modernes : le bonheur avant tout

 


1) Un idéal de l’imagination : à chacun son bonheur

- Le devoir et la vertu concernent la raison, toujours universelle ; tandis que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience singulière et empirique. D’où la sorte de flou, voire de contradiction qui entoure l’idée du bonheur. Kant : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire ». Donc le bonheur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on projette dans l’absolu des satisfactions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et subjectif que le sont ces expériences elles-mêmes.

Le bonheur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la raison comme y prétend la moralité.

- Néanmoins peut-on sérieusement parler d'un idéal égoïste, ou même personnel ? Tout idéal n'est-il pas par définition humaniste ? Il en va de l’imagination du bonheur comme du jugement de goût : en le projetant dans l’avenir, nous le généralisons, nous l’attribuons également aux autres. Nous faisons comme si les autres avaient la même conception du bonheur, tout simplement parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n'avons-nous pas besoin des autres pour être heureux ? Le bonheur serait-il par définition collectif ?

Puis-je lancer un nain qui le veut bien ?

 


Prétexte : saviez-vous que le « lancer de nain » était un « sport » au Moyen-âge ? On peine à l’imaginer, et pourtant... Dans le film épique Le Seigneur des anneaux le valeureux nain Gimli ne veut pas en entendre parler, il avertit fréquemment ses compagnons « personne ne lance de nains ! », sauf qu’au beau milieu de la bataille du gouffre de Helm (S. des anneaux, Ep. 1), il y consent et même le demande par utilité… 

Problème : si l’on considère que « lancer un nain », donc réduire un être humain à un projectile (pour s’amuser ou pour autre chose) constitue une humiliation et une dégradation inacceptable, quelle devra être ma position dans le cas où une « personne de petite taille » (naine) accepte de le faire, voire me demande de le faire, par jeu, pour de l’argent, etc… ?

Vais-je considérer par principe qu’il est immoral de traiter ainsi une personne et de l’utiliser comme un objet, même s’il me le demande, ou bien vais-je tenir compte de son choix, même s’il paraît bizarre, et finalement respecter sa liberté (« il le veut bien »)… de se rabaisser lui-même ?

Si le nain est consentant, il ne semble pas être une victime… S’il n’est pas victime, où donc est le crime ? Mais d’un autre côté, n’est-ce pas un devoir d’aider autrui à se respecter lui-même ?

La morale du Devoir (selon Kant) et le bonheur comme idéal

 



1) Distinguer Devoir et bonheur : la moralité est dans la conscience et la raison

- "Si tous les hommes recherchent d’être heureux" (Pascal), il s‘en faut de beaucoup qu’ils s’accordent sur une définition commune du bonheur. « S’il est vrai que tout hommes souhaite y parvenir, il ne peut cependant dire d’une façon déterminée et cohérente, ce que véritablement il souhaite et veut » (idem). Kant fait remarquer que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf. plus bas), non rationnel et toujours subjectif, et qu’au mieux la “morale du bonheur” eudémoniste ne contient pas des règles mais des conseils (facultatifs, non normatifs), et tout au plus des impératifs techniques portant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bonheur, les devoirs moraux cherchent nécessairement à s’accorder entre eux.

- Il faut donc retrouver le sens évident et simple de la moralité, plus sûre et plus importante qu’un bonheur aléatoire. Partant du mot de Pascal : "La vraie morale se moque de la morale", Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sentiment vif et juste, l’évidence intérieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble routinier des règles de morale traditionnelles (les « mœurs »), soit plutôt la spéculation morale des philosophes ». « Il suffit, précise Kant, de considérer la raison humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nouveau, la rendre attentive à son propre principe, montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être honnête et bon, et même sage et vertueux ». Ici Kant se souvient de Rousseau affirmant : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience." Mais Kant ne partage pas le « sentimentalisme » de Rousseau et sa théorie de la moralité compassionnelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un caractère inné ; mais elle ne résulte pas de la sensibilité et de la pitié, seulement de la Raison présente en chaque homme qui lui indique par définition même le caractère universel des valeurs morales.

Enfin naturellement, se servir convenablement de sa raison, cela s’apprend. Tous les auteurs soulignent l'importance de l'éducation dans la genèse du sens moral chez l'individu. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la raison, ou même qu’elle résulte purement et simplement des conventions sociales, seule l’éducation peut faire apparaître au grand jour, progressivement, cette faculté de distinguer le bien du mal. 

L’eudémonisme antique : le Bien et le Bonheur sont dans la Vertu

 


1) La « vertu » ou l’excellence même

- La vertu se dit virtus en latin, c'est-à-dire la force (vis) d'âme ou le courage faisant qu'un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Dans un sens plus général virtus signifie la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement pour un être de posséder ces qualités. Virtus a donné également virtualité, synonyme de « puissance » (par opposition à « acte »), soit la capacité à développer des potentialités. Bref la vertu est une richesse potentielle. Être vertueux est donc une manière d’être qualitative qui nous rend capable de réaliser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se travaille, elle se cultive. 

- "La vertu est l’habitude du bien", dit simplement Aristote. La disposition au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seulement aux “bonnes actions”, au sens strictement moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heureux, libres, sociables, et finalement sages.

Entre devoir et bonheur... qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien ? (problématique)

 


Le « Bien » est, en général, la finalité de toute action possible. Les hommes cherchent naturellement le bien pour eux : même le « méchant » pense faire le bien, si ce n’est pour autrui, au moins pour lui-même. 

Certains hommes cherchent le bien pour eux-mêmes et pour les autres. Mais tous les hommes ne le devraient-ils pas ? C’est ici qu’interviennent des termes comme éthique, mœurs, moralité, et aussi devoir. Ces expressions sont proches et leur signification peut varier en fonction des époques et des contextes. Il y a d’abord une morale sociale, imprégnée de valeurs religieuses, traditionnelles, locales, coutumières : c’est ce qu’on appelle les « mœurs » (les « bonnes mœurs »), très variables d’une région à l’autre. Ce sont avant tout des règles socialement contraignantes, non écrites, transmises via l’éducation, auxquelles il vaut mieux se conformer pour être « intégré » dans la communauté. Il y a ensuite l’éthique et la morale, deux concepts qui renvoient à des convictions et à des valeurs à la fois plus personnelles et plus réfléchies, donc rationnelles et prétendant à ce titre à une certaine universalité (valant pour tous). La moralité renvoie plutôt à la conscience intérieure que chacun se forme de son « devoir », un impératif qui doit primer absolument sur les tendances personnelles, et qui identifie le « bien » suprême au mérite. 

La question morale par excellence est donc : qu’est-ce que faire le bien (de bonnes actions), et par extension, qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien (une bonne personne) ? Mais faire son devoir, donc être quelqu’un de bien moralement, cela peut-il nous apporter le bonheur ? En effet être quelqu’un de bien, ce n’est pas seulement être raisonnable et volontaire en veillant sur soi et sur les autres (autrement dit, être moral) ; n’est-ce pas aussi incarner ce « bien » dans sa personne durablement et donc d’une certaine façon « réussir sa vie » (trouver le bonheur), voire être une « belle personne » (à la fois « bonne » et heureuse, rayonnante), voire vivre libre comme un « sage » libéré de toute contrainte ?

Faire son devoir est-ce renoncer à sa liberté ?

 


D'un côté il semble évident que l’ensemble des devoirs qui nous sont prescrits par la société, les maîtres, le travail, etc. sont d’abord des contraintes et contredisent la liberté si celle-ci consiste à faire ce que l’on veut, ou ce que l’on désire.

D’un autre côté, pourquoi ne voudrais-je pas librement faire mon devoir si je me rends compte qu’il y a plus d’avantages pour moi en accomplissant mon devoir plutôt qu’en le refusant ?

D'où la question : faire son devoir, est-ce vraiment renoncer sa liberté ?

Le devoir, premièrement au pluriel – les devoirs – semble synonyme de contraintes, soit la nécessité d’accomplir quelque chose poussé par une force sociale (ou naturelle), à laquelle je ne saurais m’opposer sans encourir des conséquences négatives pour moi. De ce point de vue le devoir s’oppose clairement au désir égocentrique, à ce qui me plaît simplement. Mais d’un autre côté, le devoir, au singulier, le sens du devoir, renvoie plutôt à la conscience personnelle (surtout s’il s’agit de « mon » devoir), de mes intérêts calculés rationnellement, c’est-à-dire en tenant compte des intérêts d’autrui. De ce point de vue, le devoir rime plutôt avec la volonté rationnelle et avec le bon sens.

Même ambiguïté avec la notion de liberté. Dans un premier sens elle serait manifeste quand mes choix ou mes désirs ne rencontrent aucune contrainte extérieure : le simple pouvoir de faire ce qu’on veut. Mais dans un second sens, on parlera plutôt de la liberté de la volonté elle-même, quand je suis certain que mes choix sont véritablement miens, autonomes. Donc soit la liberté porte sur l’action et le pouvoir d’agir, soit elle porte sur le choix lui-même et sur la volonté.

Notons enfin que « renoncer » n’est pas synonyme de « perdre » : il s’agit finalement d’un choix.

Donc est-ce ma liberté d’action ou ma liberté de conscience que je perds lorsque de décide d’accomplir mon devoir ? La question est finalement de savoir si je suis plus libre en me soumettant volontairement aux devoirs, ou bien si j’affirme ma liberté en refusant d’obéir.

Étant donné que la plupart des devoirs correspondent à des contraintes sociales extérieures, il y a bien au départ une contradiction entre la liberté individuelle et les obligations collectives : il en va du devoir comme du travail, il s’agit avant tout d’une peine contre-nature. Mais si tout le monde faisait ce qui lui plait sans se soucier des autres, il n’y aurait aucune liberté réelle. La liberté absolue ou sans limites n’est-elle pas un mythe ? N’est-ce pas plutôt la prise de conscience de ces contraintes, et la faculté de m’obliger moi-même, qui me rend autonome intérieurement ? Donc faire son devoir ne serait pas renoncer à sa liberté, mais on ne peut nier que cela revient bien quand même à la limiter !  Car penser la liberté en termes de « limites » est quand même paradoxal !

Ce que la morale autorise l'État peut-il l'interdire ?

 


(Copie d'élève, à peine modifiée)

L’on se demande souvent si ce que la morale condamne, l’État pourrait se le permettre. Mais l’on peut également se poser la question inverse : ce que la morale autorise, l’État peut-il l'interdire ? Qu'est-ce que la morale, et qu'est-ce qu'elle censée nous autoriser ? Si on la distingue des mœurs, particulières à un groupe social, la morale définit des principes, un ensemble de valeurs universelles. La morale fait appel à nos facultés personnelles comme la raison, la conscience, la volonté, le devoir, afin de guider nos actions vers le bien commun et dans le respect inconditionnel de la personne humaine. On peut également s’intéresser au terme « autoriser » qui prend place entre « exiger » ou « prescrire » et inversement interdire.

Liberté d’expression, un malaise français ?

 


Transcription d'une interview donnée à une étudiante en journalisme enquêtant auprès de blogueurs et/ou professeurs de philosophie sur le thème de la "liberté d'expression". L'interview eut lieu (début 2014) à une période d'agitation médiatique autour de "l'affaire Dieudonné" notamment, ou l'un de ses nombreux rebondissements.


1) Où s’arrête la liberté d’expression ? Est-ce une question de morale, sociétale ou purement de législation ? Comment décide-ton de ce qui peut être dit et ce qui ne peux pas être dit ?

Il est évident que les dimensions morale, sociétale et juridique sont intimement liées, la première au titre de fondement semble-t-il. Cependant il s’agit avant tout d’une question d’ordre juridique. S’il s’agissait d’une pure question morale, ce ne serait pas l’« expression » sous forme de paroles ou d’écrits qui devraient être limité ou sanctionnée, mais les pensées elles-mêmes. Or la liberté de pensée, contrairement à la liberté d’expression, ne se négocie pas, elle demeure pleine et entière. Disons plutôt : « illimitée » et certes non « absolue » puisque nos pensées sont sujettes à toutes sortes de déterminismes, de phénomènes d’autocensure etc., mais aucune loi ne peut interdire de penser.  Par exemple, cela n’aurait aucun sens d’interdire à qui que ce soit d’« être » raciste, c’est-à-dire de « penser » en raciste… A la limite même on peut toujours s’en vanter en privé, tant que cela ne se traduit pas en déclaration publique. Si le Droit intervient au niveau de la liberté d’expression pour la limiter (comme elle le fait avec toute forme de liberté : la loi consiste toujours à limiter une liberté… tout en garantissant en contrepartie la part qu’elle autorise). Donc la loi ne s’intéresse pas à toute forme d’expression, seulement aux déclarations publiques, orales ou écrites, et elle ne le fait que dans la mesure où parler (ou écrire) constitue un ACTE (dire, c’est faire), car encore une fois la Justice ne se prononce que sur des actes et non sur des pensées ou des sentiments.

La liberté d’expression peut-elle être sans limites ?

 


De nombreux intellectuels, écrivains, militants politiques sont encore persécutés partout dans le monde pour avoir usé – abusé selon leurs accusateurs – de la liberté d’expression.

La liberté d'expression est une liberté fondamentale. Comme toute liberté naturelle, on la voudrait absolue ; comme toute liberté socialement réglementée, elle connaît des limites. Mais pourrait-on imaginer ou réclamer une liberté d'expression sans limites ?

La liberté : en apparence, c'est le fait de ne jamais être contraint, de faire ou de penser ce que l'on veut. L'expression consiste en général à extérioriser notre pensée, par la parole ou par l'écrit (la presse par exemple). La liberté d'expression est presque un pléonasme, puisque s'exprimer revient toujours à libérer quelque chose en nous. Généralement, elle est reconnue par la loi ; mais la loi impose également des limites à cette liberté.

Le problème est le suivant : en matière de liberté d'expression, faut-il "interdire d’interdire", comme on disait en 68 ? Ou bien faut-il reconnaître cette liberté absolue seulement en principe, et imposer des limites strictes en fait et en droit ? Mais selon quels critères moraux, politiques, philosophiques ?

Liberté de dire oui et liberté de dire non. Sartre lecteur de Descartes

 


1) La théorie cartésienne : liberté et volonté

Nous connaissons la théorie cartésienne dite du « libre arbitre », ou liberté de la volonté. Selon Descartes notre volonté est libre, au point que nous pouvons choisir dans l’indifférence la plus totale ; et cependant cette liberté ne vaut que lorsque nous adhérons à l’évidence, à la vérité des idées claires et distinctes. Comment expliquer ce paradoxe ?

Rappelons tout d'abord, dans le cadre de la théorie cartésienne de la vérité, cette distinction essentielle entre la volonté et l’entendement. La vérité se définit comme une adhésion à l’évidence, c'est-à-dire aux idées claires et distinctes. Qu’est-ce qui adhère ? C’est la volonté, la volonté qui juge, qui décide, qui donne son accord. Qu’est-ce qui entend, c'est-à-dire qui conçoit plus ou moins clairement ? C’est l’entendement. Mais l’entendement tout seul ne produit pas une vérité, il faut que la volonté y ajoute son accord, son assentiment. Bref l’entendement propose et la volonté dispose. Or c’est justement à ce niveau qu’intervient la liberté, au niveau de la volonté. Car celle-ci peut très bien ne peut être disposée à donner son accord. Pour deux raisons, une bonne et une mauvaise. Une bonne : lorsque l’idée conçue ou perçue n’est pas suffisamment claire, il y a tout intérêt à ne pas se précipiter pour la déclarer vraie, donc il faut comme le dit Descartes suspendre son jugement (attendre avant de juger). Une mauvaise : alors même qu’une idée me paraît évidente, je décide de ne pas le reconnaître, de lui tourner le dos. La liberté est ici centrale : dans le premier cas, c’est elle qui me fait accéder à la vérité ou au contraire me précipite dans l’erreur (par précipitation, justement). Dans le second cas elle se manifeste sous sa face arbitraire, le côté « n’importe quoi » de la liberté, qui n’est certes pas le plus glorieux mais n’en est pas moins réel. On n’est pas plus libre en étant rationnel, mais dans ce dernier cas on fait d’autant plus honneur à sa liberté. La liberté de Descartes est donc surtout une « liberté de dire oui », oui à la vérité rationnelle ; mais elle inclut une liberté de « dire non », elle-même au service de la raison : c’est le doute.

“L’esprit libre” de Nietzsche (commentaire de Par-delà bien et mal, partie II)

 


Par-delà bien et mal, Prélude d'une philosophie de l'avenir (Jenseits von Gut und Böse - Vorspiel einer Philosophie der Zukunft ) fut publié en 1886 à compte d’auteur. Le titre fut premièrement traduit en Par-delà le bien et le mal par Henri Albert. Néanmoins, la traduction Par-delà bien et mal rend mieux compte du fait que Nietzsche entend se placer au-delà d'un couple de valeur, et non de chacune de ces valeurs considérées seules. Il comporte une préface, neuf parties et un postlude, "Du haut des monts", qui est un poème. Les neuf parties sont composées de 296 aphorismes, une forme que Nietzsche privilégie.

Ce "prélude à une philosophie de l'avenir" s'ouvre sur une critique des préjugés des philosophes, à commencer par leur croyance en la valeur absolue de la vérité, et annonce un nouveau type de penseur : "l'esprit libre", seul capable de redonner du sens à l'existence humaine en créant des valeurs nouvelles. Contre la croyance en l'existence d'un bien en soi et d'un mal en soi, contre la dualité même du bien et du mal, Nietzsche juge qu'"il n'y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement une interprétation morale des phénomènes".

Dans la première partie de l’ouvrage, "Des préjugés des philosophes”, précédant précisément "L’esprit libre”, Nietzsche va s'intéresser en premier lieu à l'activité philosophique, plus exactement aux philosophes eux-mêmes et à leurs "préjugés" L'accusation semblera étonnante car les philosophes ne sont-ils pas, depuis toujours, les ennemis des préjugés ? Pour Nietzsche, les philosophes ont des préjugés "supérieurs", notamment de cette nature : ils croient au pouvoir absolu de la pensée (que fait donc la pensée sinon se penser elle-même ?), en l'existence de l'esprit, et par-dessus tout ils croient en la vérité ! Qu'est-ce donc que cette volonté des philosophes de rechercher la vérité ? De rechercher un ordre, un être "essentiel", une "chose en soi" ? Pourquoi l'apparence aurait-elle moins de valeur, pourquoi le sensible serait-il haïssable ? Selon Nietzsche cet héritage platonicien d'une recherche de l'absolu, d'un principe en dehors du monde révèle en vérité une crainte de la vie.

Étude du CRITON de Platon




(Cette étude est proposée en vue du 2è groupe d'épreuves orales du baccalauréat. Notions abordées : Droit, Justice, Devoir)


INTRODUCTION

La situation. – La scène se déroule en -399 dans la prison d’Athènes où Socrate est enfermé depuis son procès (Voir à ce sujet l’Apologie de Socrate qui en fait le récit.). Socrate doit avoir 70 ans approximativement et il vient d’être condamné à mort par les athéniens. Son fidèle ami Criton vient lui annoncer la nouvelle de sa mort prochaine. Criton avait assisté au procès de Socrate, il s’était depuis longtemps attaché à lui, s’était intéressé à la philosophie. C’est encore Criton qui sera présent lors de sa mort. On peut donc dire que c’est un disciple et un ami fidèle de Socrate. Il va donc chercher à organiser son évasion pour lui éviter une mort qu’il estime injuste : contre ce qui ressemble fort à une sorte d’erreur judiciaire ou pour le moins à une condamnation injustifiée, ne serait-il pas légitime de vouloir sauver Socrate ? Comme nous allons le voir, malgré les différents arguments de son ami, Socrate va refuser de s’évader et va justifier philosophiquement sa position.

La liberté en commun



1) La liberté morale. Liberté et devoir

a) Liberté morale, liberté de la volonté - Chacun sait que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » ! Cela signifie que, sur le plan social, la liberté connaît des limites, elle est fonction de droits et de devoirs. Commençons par les devoirs. Le premier devoir est de respecter la liberté d’autrui. Pour ça il faut le vouloir. Donc il faut réaffirmer la liberté de la volonté.

Reprenons donc le problème de la volonté : est-elle libre ou bien déterminée ? Kant situe le problème sur deux niveaux bien distincts : d’un côté psychologique (la question de nos motivations personnelles), de l’autre moral (la question de la responsabilité et du devoir). Sa thèse se présente sous la forme d’un paradoxe : "s’il nous était possible d’avoir, de la manière de penser d’un homme, telle qu’elle se manifeste par des actions, aussi bien internes qu’externes, une pénétration assez profonde pour que chacun de ses mobiles, même le plus infime, nous fût connu, ainsi que toutes les circonstances externes qui agissent sur lui, nous pourrions calculer la conduite future d’un homme avec autant de certitude qu’une éclipse de lune ou de soleil, et cependant prétendre que l’homme est libre". La justification que donne Kant de cette contradiction est la suivante : ce n’est pas du même point de vue que l’homme peut être dit libre ou déterminé. Il est déterminé en effet du point de vue de son caractère psychologique ou empirique, c’est-à-dire du point de vue de ce que nous pouvons connaître de lui dans l’expérience, d’après la suite de ses actions telles qu’elles sont déterminées par leur succession dans le temps. Il est libre en revanche du point de vue de son caractère intelligible ou moral, ce que Kant appelle encore l’”être en soi”. Il faut donc bien distinguer entre deux types de causalité : d’un côté la causalité par nécessité (celle de la nature), de l’autre la causalité par liberté ou volonté autonome. Cette causalité libre, Kant concède qu’elle n’est pas « naturelle » et qu’elle contrarie le déterminisme. Elle doit donc être supposée. "La liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables" affirme Kant, à la suite de Descartes. Cette supposition est nécessaire pour affirmer l’éthique, le caractère absolument incontournable de la moralité, et au final la coresponsabilité sociale… (cf. cours Devoir, cours Religion).